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que du second rang. Le lauréat évincé ne se tint pas pour battu, et, aux approches du terme fixé, il fabriqua en toute hâte un nouveau discours, qu’il fit cette fois arriver de Paris par la poste. Le secret fut bien gardé. La cabale s’empressa, comme c’était immanquable, d’admirer l’éloge nouveau-venu et de l’opposer au précédent, si bien qu’on lui décerna le prix, et à l’autre seulement l’accessit. Or, en décachetant les noms, il se trouva que tous deux étaient de M. Thiers. Qui fut confus ? messieurs les académiciens. Qui rit de bon cœur ? M. d’Arlatan. Cette espièglerie, venant couronner le vrai talent, eût achevé d’établir à Aix la réputation du jeune avocat, si M. Thiers n’était parti vers ce temps-là même pour la capitale.

Nous retrouvons dans un article du Constitutionnel (30 novembre 1821) un extrait de cet Éloge de Vauvenargues et les principaux points que le jeune auteur y avait touchés ; Montaigne, La Rochefoucauld, La Bruyère, y ont chacun leur esquisse au passage, et ces appréciations des moralistes par une plume de vingt-trois ans nous semblent justes autant que délicates, et de cette netteté déjà dont l’heureux style de M. Thiers ne se départira jamais. A propos de Montaigne, par exemple, il dira :


« Montaigne, élevé dans un siècle d’érudition et de disputes, accablé de tout ce qu’il avait lu, et n’y trouvant aucune solution positive, préfère le doute comme plus facile, et peut-être aussi comme plus humain, dans un temps où l’on s’égorgeait par conviction. Aimant tout ce qu’aimait Horace, et comme lui placé dans un siècle où il n’y avait pas mieux à faire, il célèbre le plaisir, le repos, et se fait une voluptueuse sagesse. Parlant de lui-même naturellement et volontiers, écrivant avant le règne des bienséances, il est naïf, original, un peu cynique ; il fatigue par son érudition qui est de trop dans son livre comme dans sa tête ; il doit beaucoup au tour piquant de son esprit, mais beaucoup à sa langue ; il instruit, mais plus souvent il fournit, pour les vérités usuelles, des expressions inimitables. Tout homme qui aime une heureuse oisiveté, qui au milieu des guerres civiles ne sait où est la patrie, au milieu des disputes où est la vérité ; qui est prudent, réservé, franc toutefois, parce qu’il s’estime, cet homme sera Montaigne, c’est-à-dire un indifférent que Solon eût condamné, mais dont nous aimons, nous, la douceur, la grace et la prudence. »


La Bruyère n’y est pas moins justement saisi, et on y peut noter un trait de finesse pénétrante :


« La Bruyère avait un génie élevé et véhément, une ame forte et profonde. Logé à la cour sans y vivre et placé là comme en observation, on le voit rire amèrement, et quelquefois s’indigner d’un spectacle qui se passe