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où nous le circonscrivons aujourd’hui, à un jugement d’ensemble, à un jugement impartial, incontestable, bien actuel pourtant, et dont plus d’un trait se reflétera sur les circonstances présentes de ce merveilleux esprit, si fécond chaque jour en preuves nouvelles. La carrière de M. Thiers se partage en deux moitiés distinctes, et il a su déjà se faire tout un passé ; et à travers tout, comme jet naturel, comme vivacité brillante et fraîcheur, jamais esprit n’est resté plus voisin de sa source et plus le même.

Né à Marseille en 1797, élevé à titre de boursier au lycée de sa ville natale, M. Adolphe Thiers alla, vers la fin de 1815, suivre les cours de droit à la faculté d’Aix. Dans les hautes classes de ses études à Marseille, il était devenu, nous dit-on, assez bon humaniste et latiniste, mais surtout il avait poussé les mathématiques en vue de la carrière militaire à laquelle tout alors se rapportait. L’Empire tombant, il se tourna vers le droit et commençait à y réussir. Ces années d’études à Aix ont laissé des traces. C’est là qu’il se lia avec M. Mignet de cette inaltérable et indissoluble amitié qui les honore tous les deux, d’une de ces amitiés que si peu d’hommes de talent savent continuer inviolable entr’eux après la jeunesse. Tout en s’appliquant sérieusement à sa profession d’avocat, M. Thiers s’occupait beaucoup, à cette époque, de philosophie, de haute analyse spéculative, soit mathématique, soit même métaphysique ; l’optimisme de Leibnitz le tentait, et Descartes ne lui était pas du tout indifférent. Cette préoccupation chez un esprit aussi pratique, et qui s’en est montré assez dégagé depuis, pourra paraître singulière à ceux qui ne savent pas combien ces natures actives qu’on voit aboutir ensuite sur tel ou tel point ont été capables, dans leur avidité première, de toutes sortes d’essais, d’entrains curieux en tous sens et de préparations studieuses. On a quelque témoignage de cette veine de réflexions philosophiques et morales dans un Éloge de Vauvenargues, sujet qu’avait proposé l’Académie d’Aix, et pour lequel M. Thiers obtint le prix. Ce prix pourtant ne fut point remporté d’emblée, et l’anecdote s’en est conservée assez piquante. Dans cette ville du midi, toute fervente encore des passions de 1815, le jeune avocat libéral était fort protégé et encouragé par un magistrat de vieille roche, M. d’Arlatan de Lauris, qui goûtait son esprit et présageait ses talens. A la vivacité avec laquelle M. d’Arlatan défendit au sein de l’Académie le discours anonyme, mais qui n’était pas un secret pour lui, les adversaires politiques devinèrent qu’il s’agissait de M. Thiers, et ils s’arrangèrent pour faire remettre le prix à l’année suivante, comme si le morceau ne se trouvait digne en effet