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pour m’en rapporter au docteur Carus, à la fois médecin, poète, dessinateur et critique, l’une des plus originales physionomies de l’Allemagne studieuse et lettrée, trois choses distinguaient les lectures de Tieck premièrement, l’individualité du lecteur, la richesse de ses connaissances, l’atticisme parfait de son goût, son organe profond, sonore, sympathique, et ce don merveilleux d’émouvoir, au moyen duquel il transportait son auditoire au cœur même des idées du poète ; secondement, une certaine solennité religieuse, qui du commencement a la fin n’admettait pas la moindre interruption, de sorte que l’œuvre s’offrait à vous nue et complète dans son imposante harmonie ; enfin, la variété du répertoire. On ne s’en tenait pas toujours aux cimes de l’épopée et de la tragédie ; çà et là, on se permettait une excursion vers des beautés plus familières, puis on revenait bien vite à ses hauteurs favorites, car les tendances de l’auditoire étaient pour le sublime. « Dis-moi quel livre tu lis, prétend un vieux proverbe, et je te dirai qui tu es. » Alexandre-le-Grand lisait chaque jour l’Odyssée d’Homère ; Charles-Quint, Thucydide ; Henri IV, Plutarque ; Christine de Suède, Sénèque et Lucain ; Turenne et Charles XII, Quinte-Curce ; Frédéric II, Xénophon ; Catherine II, Tacite ; Napoléon, Machiavel. Nous ne chercherons point ici quel genre de rapprochement il y aurait à établir entre le tempérament de tant d’illustres personnages et la nature de leur écrivain de prédilection. Toujours est-il que ces écrivains passent assez généralement pour des gens de style et des esprits sérieux, et nous doutons que l’histoire caractérise jamais un de ses héros à venir en disant de lui qu’il se donna chaque jour, tant que dura sa vie, la jouissance raffinée de déguster un chapitre de M. Eugène Sue ou de M. Paul de Kock, deux noms que l’admiration des étrangers confond si volontiers sous la même auréole.

Du gleichst dem Geiste den du begreifst ;

« Tu ressembles à l’esprit que tu comprends, » a dit Goethe en son bon sens sublime. À ce compte, bien des mystères s’expliquent.

Faut-il, après cela, chercher autre part les causes de ces engouemens populaires qui décident en quelques jours de la fortune d’un livre et d’un auteur ? Nous ne prétendons faire ici le procès à personne. Que certains ouvrages réussissent et que des écrivains d’un talent supérieur se plaisent à caresser le mauvais goût du public et ses instincts bourgeois, c’est incontestable, mais qu’y faire, puisque à ce jeu le public et les écrivains trouvent leur compte, celui-là