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de marbre, au bord des bassins de cristal, dont l’oranger et le laurier embaument la transparence, erre la jeune fille. Au fond d’un magique bosquet, non loin du réservoir d’où jaillit le flot sonore et limpide, brille une couronne de fleurs. Là se tient Gatzull, le plus beau des chevaliers maures, gardant les fleurs mystérieuses. Infortuné chevalier, qu’est devenue ta douce bien-aimée, que sont devenus les jours de mai d’un passé rayonnant ? Depuis des siècles, Gatzull attend que sa princesse vienne. Ô prodige ! la voilà qui s’avance vers lui ; c’est elle. Le prince maure tombe aux pieds de la jeune fille. Désormais le charme est rompu. — Ainsi rêvait Caroline par une belle nuit d’été, pendant que la lune argentée montait au ciel d’azur et que le rossignol vocalisait dans la feuillée. — Tout à coup la scène change, et la vision aérienne disparaît. Voici venir par les chemins et trottant sur son âne la divine mère du Seigneur, sainte Marie de Judée. Elle s’approche de la jeune fille, et d’une voix pleine d’amour : « Viens, lui dit-elle, viens avec moi, saisis le pan de ma robe, comme jadis, enfant, tu t’attachais à la jupe de ta mère, viens et me suis. » — Pour peu qu’on veuille se rappeler les diverses périodes de la romanesque existence à laquelle il est fait allusion, on aura le sens secret de la légende. Aussi nous dispenserons-nous de l’expliquer ; nous aimons mieux recommander l’aimable motif à la fantaisie d’un de nos poètes, de M. Sainte-Beuve, par exemple, si heureux d’ordinaire en ces élaborations ingénieuses, et qui trouverait là peut-être un pendant à certaine page exquise des Consolations, imitée de la Vita Nova.

On a dit de Brentano qu’il n’avait qu’à ouvrir ses poches pour que des légions d’anges et de gnomes s’en échappassent ; le mot est vrai. En revanche, les pures préoccupations d’artiste n’occupèrent jamais qu’une place bien mince dans son cerveau. Tout entier aux caprices du moment, à ses boutades, il ne se doute point de ces sollicitudes curieuses dont certains lettrés entourent la chère œuvre, de ces soins paternels qu’on apporte si volontiers à la protéger aux débuts. Ce n’est pas lui dont le cœur eût bondi de joie à l’aspect du précieux volume. Au contraire, il avait horreur de se voir imprimé. « C’est pour moi une douleur insupportable, répétait-il souvent ; figurez-vous une jeune fille forcée d’exécuter pour divertir les gens une danse qu’elle aurait apprise aux dépens de son innocence et de son repos. J’ai écrit au moins autant de livres que ma sœur, mais je garde sur elle l’avantage de les avoir tous jetés au feu. » Parfois il lui arrivait de s’enfermer chez lui, d’allumer des cierges, et de se mettre ensuite à prier des nuits entières pour ceux qui souffrent. Singulière chose que cette fusion de l’esprit méridional et du génie du nord, dont cet homme offre le phénomène. J’ai dit qu’il y avait de l’ascète chez Brentano, du religieux extatique des bords du Nil, du thaumaturge ; il y avait aussi du don Quichotte.

Mais revenons à ces prétendues correspondances de Clément Brentano, à cette couronne printanière que la Bettina se pose avec tant de complaisance sur le front tout en ayant l’air de la tresser à la mémoire de son frère.