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Laroche et Beethoven ! les noms ne lui coûtent rien, elle s’en saisit au hasard, comme d’un écheveau qui lui sert à dévider le fil de soie de sa quenouille. On devine quel singulier cliquetis doit résulter d’un pareil assemblage ; tout cela est romanesque, bizarre, désordonné ; n’importe, au milieu de tant d’extravagances, le trait de génie perce ; il y a l’étoile en ce chaos. On a dit du chanteur Garat que c’était la musique même, semblable remarque pourrait se faire au sujet de l’enfant ; Bettina, c’est la poésie ni plus ni moins. Prenez son premier livre, cette folle correspondance avec Goethe, le seul après tout d’entre ses ouvrages où l’originalité de sa nature ait franchement passé, vit-on jamais fredaine si sublime ? Un souffle inspiré court à travers ces pages frémissantes qu’il anime comme ferait une brise du ciel glissant sous les profondeurs d’un bois sacré. Épanchement d’une ame qui déborde, ces lettres ont en elles je ne sais quoi d’enivrant qui vous monte au cerveau ; à la vérité, l’ivresse ne se prolonge pas, chez vous du moins, qui bientôt laissez aller le volume et vous surprenez à sourire. Cependant, la pointe de scepticisme que tout lecteur qui sait son monde se doit à lui-même une fois émoussée, vous y revenez, et, bon gré mal gré, finissez par suivre jusqu’au bout cet enfant exalté que son génie entraîne tantôt par la main le long des prés en fleur, tantôt sur son aile de flamme vers les campagnes du ciel et les royaumes étoilés où Bettina va saisir la musique des sphères, pour vous en rapporter tout à l’heure en chuchotant les mystérieux accords, effrayée elle-même des étranges secrets qui lui échappent, et dont elle mesure à peine la profondeur. Du reste, le mysticisme de l’enfant n’a rien qui doive trop nous étonner ; la sœur de Clément Brentano était à bonne source, et, pour peu qu’on veuille remonter aux écrits de Wackenroeder, à toute cette littérature d’illuminés que suscita le mouvement romantique de Tieck et des Schlegel, et dont se dégage idéale et pure la figure platonicienne de Novalis, on verra par quelles influences d’atmosphère Bettina ne pouvait manquer d’être amenée à cet état d’exaltation que respire sa correspondance.

J’ai parlé de Wackenroeder, jeune écrivain de la pléiade berlinoise que la mort prit au lendemain de ses débuts, extatique auteur d’un petit livre intitulé : Épanchemens de cœur d’un Religieux dilettante (Herzenergiessungen eines Kunstliebenden Klosterbruders). Ce titre indique assez les tendances de l’ouvrage. On n’imagine rien de plus chaleureux, de plus fervent, de plus empreint d’enthousiasme et d’ascétisme ; ce sont à tout propos des hymnes adressés à Cimabuë, à Fra Angelo da Fiesole, à Raphaël ; et encore les saints artistes ne figurent-ils là que comme simples échelons d’où s’élance, pour aller se perdre au sein d’abstractions nébuleuses, le délire apocalyptique du jeune néophyte. « En l’absence de belles créatures, je me sers de certains types que j’ai dans l’ame[1], » s’écriait le peintre immortel de la Madona

  1. « Essendo carestia di belle donne io mi servo di certa idea che me viene al’mente. » (Raphaël, Lettre au comte de Castiglione.)