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Toutefois, quand on se préoccupe plus encore des affaires politiques de son temps que des jouissances désintéressées de l’esprit, il est permis de regretter qu’un homme d’état éminent ait le loisir d’écrire l’histoire, quand il devrait en faire. Ce n’est guère ici le cas de répéter : Deus nobis hocec otia fecit, car il n’est pas d’une politique prévoyante de se priver long-temps du concours d’un talent supérieur. Mais d’un autre côté, pour l’homme d’état momentanément séparé des affaires, il n’est pas d’occupation plus naturelle, de dédommagement plus noble que d’écrire l’histoire : c’est d’ailleurs encore un exercice des facultés politiques qui trouvent dans de grands sujets une carrière assez large pour se mouvoir à l’aise. Seulement la carrière ne sera-t-elle pas semée d’écueils, si l’homme d’état historien ne craint point de peindre une époque dont beaucoup d’acteurs n’ont pas disparu, dont beaucoup de problèmes sont encore à résoudre ?

Tout en se félicitant que M. Thiers écrivit l’histoire du consulat et de l’empire, ceux qui le considèrent comme un des représentans nécessaires de la politique de notre époque pouvaient craindre que la publicité immédiate d’un pareil livre n’eût pour l’homme d’état d’assez graves inconvéniens. Comment parler d’un passé si glorieux pour la France et si peu éloigné, sans blesser l’Europe, sans offusquer les cabinets, sans éveiller des susceptibilités hostiles ? Ces appréhensions étaient naturelles : jusqu’à un certain point, nous les avons partagées ; mais vraiment elles tombent devant le livre même. Il y règne une modération si haute, une impartialité si calme, une estime si sincère pour les grandes qualités des hommes et des gouvernemens qui ont été les adversaires de la France, que personne en Europe ne pourra avec quelque ombre de justice s’irriter du patriotisme de l’auteur.

Ce que les anciens appelaient la gravité dans l’histoire se retrouve dans le livre de M. Thiers. Cette gravité, c’est l’harmonie de toutes les bonnes qualités d’un esprit ferme et grand aux prises avec un sujet immense, et n’y étant pas inférieur. On sent chez l’historien une sérénité d’intelligence, et, pour ainsi dire, une égalité d’humeur qui le montrent tout-à-fait maître de lui-même et de ses innombrables matériaux. Aussi, dès qu’on s’est engagé quelque peu dans le grand récit qu’il déroule, on prend confiance en lui, dans la sûreté de son coup d’œil, dans l’équité de ses jugemens. Assurément, chez M. Thiers, l’homme perce à travers l’historien, et c’est un des principaux charmes de son livre. Dans l’historien de Napoléon, nous retrouvons toutes les qualités qui ont mis M. Thiers si haut comme orateur politique ; mais si à la tribune, au plus, vif des luttes parlementaires, M. Thiers