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Voilà bien la philosophie des religions telle que le xviiie siècle l’a conçue. Allez de Voltaire et de David Hume à Boulanger et à Dupuis, descendez du brillant Essai sur les mœurs, de l’ingénieuse esquisse sur l’Histoire naturelle des Religions à l’indigeste compilation de l’Origine des cultes et à la rhétorique déclamatoire du Christianisme dévoilé, vous retrouverez partout les mêmes idées. Montesquieu et Rousseau font seuls peut-être exception à cette loi générale ; encore ne serait-il pas difficile d’en trouver de sensibles traces dans le célèbre dialogue du philosophe et de l’inspiré, aussi bien que dans plus d’un endroit piquant des Lettres Persanes ; mais quel progrès de ce spirituel badinage à la profondeur, à la majesté de l’Esprit des Lois ! Dans ce livre immortel, le plus beau monument que le xviiie siècle nous ait laissé, l’influence éminemment bienfaisante et civilisatrice des religions, et entre toutes du christianisme, est marquée en traits pleins de force et d’éclat. Vous sentez à chaque page les germes d’une philosophie des religions qui surpasse l’horizon du xviiie siècle, et fait de Montesquieu presque notre contemporain.

Il est clair aujourd’hui pour tout esprit de quelque étendue que cette théorie du xviiie siècle sur les religions est radicalement fausse. Elle repose sur une des hypothèses les plus étranges qui jamais aient été imaginées, l’hypothèse d’une religion parfaite, placée au berceau des sociétés, et qui se serait de plus en plus obscurcie et dépravée sous l’influence des religions positives. Cette hypothèse vaut bien celle qu’imaginait Rousseau quand il peignait l’homme de la nature, primitivement innocent et heureux, mais corrompu par la civilisation, théorie fantastique et creuse qui s’est condamnée elle-même en se formulant dans ce paradoxe fameux : « L’homme qui pense est un animal dépravé. » Rousseau et Diderot ont fait comme les poètes qui chantaient l’âge d’or, lesquels, plaçant dans le passé du genre humain cette perfection qui est en effet dans ses destinées à venir, substituaient un souvenir stérile et un vain regret à de saintes et fécondes espérances.

L’hypothèse d’une religion parfaite, antérieure à la civilisation, ne soutient pas l’examen. Quels sont les dogmes de cette religion ? Un Dieu spirituel, unique, intelligent, libre et bon, qui aime également tous les hommes ? Or, il est clair qu’avant le christianisme les hommes ne connaissaient pas ce Dieu. Nous ne trouvons partout que des dieux nationaux et limités. Le Jéhovah du mosaïsme lui-même est un dieu local. L’idée d’un Dieu unique et universel est essentiellement chrétienne ; quelques sages avant Jésus-Christ l’avaient connue et enseignée aux esprits d’élite ; l’humanité ne la connaissait pas. À ce moment