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De là des entrées en matière promptes et incisives, une ortie taquine par ici, un duel à outrance par là, de légères escarmouches à côté de combats sanglans, l’ironie badine voisine de l’imprécation vengeresse, le ridicule qui fustige avec l’indignation qui châtie, toute une mêlée enfin de vers agressifs, harcelans, redoutés. De plus, les coups de ce fouet vengeur étaient si vertement appliqués, qu’ils restèrent empreints sur les victimes comme un ineffaçable stigmate. Autant de qualificatifs accolés aux noms propres, autant de synonymes dans la langue. Chaque individu désigné devint, sous le sceau de cette poésie réprobatrice, une sorte de type proverbial, grotesque ou odieux, de quelque ridicule ou de quelque vice.

Voyez plutôt si, pour Cicéron, le modèle toujours vivant de l’homme vénal, ce n’est pas Tubulus ; voyez si, chez Horace, Gallonius ne demeure point la personnification du gourmand, si Nomentanus ne reste pas l’idéal du vaurien, si le nom de Lupus ne se présente pas le premier quand il s’agit d’un impie. Tous ces personnages étaient des contemporains de Lucile qu’il avait flétris dans ses satires. Puissance étrange et redoutable que celle-là et qui fit qu’un poète, au milieu des transformations de la langue, put changer des noms propres en noms communs, élever le particulier au général, et punir les vicieux, en les incarnant dans le vice Voilà comment, entre ses mains, la satire devint une espèce de poteau infamant où le portrait des coupables demeurait à jamais suspendu comme une effigie symbolique.

On devine quelles inimitiés implacables suscitèrent contre Lucile de si audacieuses attaques. Comment Tuditanus lui aurait-il pardonné les blessantes épithètes « d’ami des ténèbres et de poltron ? » comment le vieux Cotta, « ce mauvais payeur, ce chercheur de défaites, toujours en retard avec ses créanciers, » comment Calvus, « le mauvais homme de guerre, » comment cet autre « avec ses jambes cagneuses et décharnées, » pouvaient-ils oublier l’amertume de ses sarcasmes ? Aussi les rancunes, les haines, les mauvais propos, se firent-ils jour de tous côtés. Quand les amis de Lucile l’invitaient à quelque repas, leur premier soin était de ne pas convier par mégarde quelqu’une des récentes victimes du poète ; autrement, c’étaient des récriminations à n’en plus finir : « Nos amis, s’écriait-on avec dépit, ont ose nous prier de venir dîner avec ce coquin de Lucile, cum improbo. » D’autres fois on ne se contentait pas de s venger par des ripostes de conversation, par des plaintes chuchotées à l’oreille. Un