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patte d’un gros chien pacifique que nous rencontrerions. Chacune en étudie curieusement la couleur et la structure, comme si c’était de la soie de Damas ou un tissu de Kachemire. Quant à l’Anglais, à qui ce manège ne déplaît pas, il demeure fort paisible, sage et immobile, si bien qu’elles deviennent infiniment plus vives et plus bruyantes, et l’une explique à l’autre, avec des cris et des rires prolongés, que c’est bien sûrement quelque animal apprivoisé qui ne fait de mal à personne, un sanglier sans défenses, un être dont on ne doit rien craindre, un lion sans griffes.

Chacune à son tour prétend examiner cette main passive, la tenir, la palper et en expliquer les détails ; mais, derrière ce groupe bruyant, deux yeux étincellent et se cachent, et ce sont les plus noirs, les plus beaux, les plus doux de toute la bande. La plus timide et la plus jolie ne veut pas être aperçue ; elle se fait un voile des longues manches de mousseline de ses sœurs ; ces dernières ne veulent pas souffrir cette timidité et cette honte ; on la tire, on l’entraîne, on veut une complice ; il faut qu’elle partage les dangers des autres, et ce petit poignet délicat et rose que la plus violente de ses compagnes a étreint, et ces longs cils noirs qui s’abaissent comme pour cacher sa terreur, ne peuvent rien pour sa défense. Tout agitée et rougissante, elle cède ; on place la petite main brune et effilée dans la main anglaise, objet d’une étude si soutenue. Le mariage est conclu, la voilà fiancée du voyageur ; le sang bat plus rapide au cœur de la Bethléémite et du Saxon. Un moment ces grands yeux noirs s’arrêtent sur l’étrange conquête, puis ils retombent et demeurent cachés sous la longue frange de leurs paupières brunes, et toutes les chrétiennes se taisent, comme effrayées de leur audace. Alors l’essaim reprend sa volée, revient encore, s’éparpille de nouveau, comme une troupe d’oiseaux sauvages qui ne demanderaient pas mieux que de s’apprivoiser. L’auteur d'Eothen excelle dans ces aquarelles qu’il ébauche avec une légèreté gracieuse et une ironie d’heureux effet.

A peiné échappé aux Bethléémites, il se lance dans le désert, et là se trouve dans sa gloire. On le suit dans ses campemens, perché sur la citadelle de son dromadaire, éclairé des feux de son bivouac nocturne, avec ses bagages jetés sur le sable, une hyène assez pacifique montrant le bout de son museau par les fentes de la tente, et ses Bédouins confabulant au dehors sur les meilleurs moyens de le dépouiller. Vous comprenez, après l’avoir lu, l’énorme différence qui sépare la vie asiatique de la nôtre ; seulement, il ne faut pas demander à cet agréable successeur de Sterne de savant itinéraire, rien