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de tels phénomènes. Ces professeurs de l’élégance et de la grace montent en chaire lorsqu’on est parvenu à douter des réalités, quand le scepticisme attaque les croyances, lorsque les formes l’emportent sur le fond. L’Angleterre n’était pas mûre encore pour un tel essai ; sa bourgeoisie professait un calvinisme âpre et résolu, les haines vigoureuses n’étaient pas mortes, et Chesterfield, qui voulut être en Angleterre quelque chose comme Fontenelle et le président Maupeou, se trompa d’époqu.e et de pays.

L’ami de Voltaire et de Montesquieu, s’il a été l’ami de quelqu’un, gentilhomme du prince de Galles en 1725, Philippe Dormer Stanhope, quatrième comte de Chesterfield, forme donc à lui seul une époque et une exception curieuses dans l’histoire de la société anglaise. Doué, comme on vient de le voir, d’une ame fort stérile et fort sèche, il corrige ce défaut par l’élégance et les graces, ne se permet pas la débauche violente des courtisans de Charles II, s’isole de la bourgeoisie demi-puritaine qui donnait le ton sous les George et que représentait Addison, ne tombe ni dans les travers de l’antiquaire Walpole, ni dans les querelles vaniteuses de Pope, et, représentant unique de la politesse telle que nos grands seigneurs la pratiquaient, essaie d’introduire à Londres la frivolité dans l’égoïsme et l’afféterie dans la grace. La société anglaise, alors bien moins raffinée, mais forte et récemment renouvelée, repoussa rudement la tentative de Chesterfield : pour s’y soumettre, elle avait trop d’aristocratie hautaine, de vigueur démocratique et de vices grossiers.

Je voudrais reproduire ici, en l’étudiant avec sévérité, les traits les plus vifs de cette existence singulière, dont lord Mahon a donné l’esquisse en deux ou trois pages excellentes de brièveté et de limpidité, que le médecin Maty, ami de la famille, avait encombrée des lourdes fleurs de son panégyrique, et que M. Renée, jeune écrivain élégant et net, a éclairée, avec beaucoup de sagacité et de bonheur, de tous les traits qui étaient alors à sa disposition. Rien n’est plus lent à s’opérer que ces révélations de situation et d’époque ; on ne sait le siècle de Louis XIV que depuis l’apparition de Saint-Simon. Les lettres écrites par Chesterfield à son ami Dayrolles, par Mme Du Deffand à son cher Horace, par ce dernier à Horace Mann, par lady Suffolk, maîtresse de George Ier, par le premier Pitt et lady Montagu, ont découvert récemment les ressorts cachés, la position des groupes, les ombres des caractères dans le XVIIIe siècle anglais ; les couches différentes de cette vieille société ont été mises à nu. Chesterfield se laisse enfin comprendre : dénué de générosité et d’élan, il n’a pas su s’approprier nos