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femme à la mode de ce temps, vous ne pouvez rien imaginer de plus odieux que ce donjon qui par malheur, n’est pas encore à moi, et qui est horrible : il me fait l’effet de l’enfer. Mon père, là-bas, pousse des hurlemens effroyables, et tombe dans des convulsions auxquelles personne ne survivrait que lui ; les oiseaux de mauvais augure mêlent leur voix à la sienne, et le peu de figures humaines qui m’approchent sont des figures de damnés. Ma foi ! j’ai beaucoup d’admiration pour mia piété filiale, je suis aussi estimable qu’Énée. Comme son père avait quatre-vingts ans, il en prit soin, sans doute parce qu’il n’avait pas long-temps à s’en voir ennuyé. Le mien est beaucoup plus jeune, ce qui rend ma piété filiale bien autrement méritoire, et j’espère que Dieu me récompensera en m’envoyant quelque Lavinie, ou plutôt une Didon. J’aimerais autant cette dernière ; j’en serais plus tôt quitte… » Le père mourut bientôt, laissant à son fils, au fameux lord Chesterfield, un titre que ce dernier rendit illustre et un domaine qu’il ne revint jamais visiter. Dans ses lettres, qui remplissent quatre volumes, et dont la collection vient d’être enfin complétée et publiée avec un soin remarquable par lord Mahon, pas un seul billet n’est daté de Bretby ; jamais il n’y est question ni du vieux père, ni du vieux manoir.

Chesterfield, en effet, se détache, par la vie et le style, par ses idées et ses mœurs, des habitudes antiques et féodales ; il rompt violemment avec elles. Il représente en Angleterre une civilisation toute factice et nouvelle pour son pays, cette civilisation de boudoir, dont l’histoire est encore à faire, qui prend sa source au moyen-âge, dans les cours d’amour provençales, traverse les palais des princes d’Italie, recueille en Espagne de longues draperies de cérémonial et d’étiquette, s’en débarrasse et vient expirer en France, assez court vêtue et assez peu morale, dans les petits soupers de Marly et d’Auteuil.

Elle a ses héros et ses apôtres ; elle a sa littérature spéciale et curieuse, qui mériterait d’être étudiée ; Pétrarque n’y est pas étranger. Elle nous a donné le sonnet, le madrigal, le discours académique, et la longue kyrielle des politesses et des complimens. À cette littérature se rattachent Voiture pour la grace, Balzac pour la majesté, sans compter les vieux législateurs de la politesse : en Italie, Balthasar Castiglione, auteur du Livre du Courtisan, et monsignor Della Casa, son successeur, l’auteur du Galateo ; en Espagne, Gracian, auteur de l’Homrmie de Cour ; en France, l’abbé de Bellegarde, Moncrif et tous les précepteurs des belles manières. La vie sociale occupe seule ces écrivains ; sous les formes ils ne voient rien, et l’on peut remarquer que c’est toujours vers la fin d’une civilisation brillante que se manifestent