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le chapitre suivant n’est qu’une conclusion horrible et sanguinaire. La trace de Boulba se retrouve bientôt en effet : il est retourné parmi les siens ; il les a soulevés sans peine au récit de ses douleurs, et cent mille Cosaques reparaissent en armes sur les frontières de l’Ukraine. La dévastation, le massacre, l’incendie, ne cessent plus, jusqu’à la mort du vieux Tarass qui s’obstine, à la tête de son polk, à ne point reconnaître le traité de paix offert par les Polonais, et accepté par le reste de sa tribu. Il continue, jusqu’à son dernier soupir, de brûler et de ravager : « Ce sont là, s’écriait-il, les messes funèbres d’Ostap ! »

On comprend mieux, après la lecture de cette nouvelle, les inimitiés profondes de religion et de nation qui séparent, depuis des siècles, certaines branches de la famille slave. Le vieux Tarass se croit un bon chrétien à sa manière ; il est fidèle à la religion grecque orthodoxe dont il considère les Polonais catholiques comme des apostats. Il y a là, derrière la Pologne catholique, un fanatisme héréditaire dont nous n’avons pas assez idée, et qui pourtant n’éclate que trop encore de nos jours par des scènes dignes du siècle de Tarass. Cette simple nouvelle de M. Gogol, en ne faisant que peindre un coin du passé, ouvre là-dessus des jours historiques qui expliquent jusqu’à un certain point le présent.

Les autres nouvelles du volume nous offrent moins d’intérêt que celle de Tarass Boulba ; elles montrent la variété du talent de M. Gogol, mais je regrette que, pour un premier recueil, on n’ait pas pu choisir une suite plus homogène et plus capable de fixer tout d’abord sur les caractères généraux de l’auteur : le critique se trouve un peu en peine devant cette diversité de sujets et d’applications. La petite histoire intitulée un Ménage d’autrefois, et qui peint la vie monotone et heureuse de deux époux dans la Petite-Russie, est pourtant d’un contraste heureux avec les scènes dures et sauvages de Boulba : rien de plus calme, de plus reposé, de plus uni ; on ne se figure pas d’ordinaire que la Russie renferme de telles idylles à la Philémon et Baucis, de ces existences qui semblent réaliser l’idéal du home anglais et où le feeling respire dans toute sa douceur continue : Charles Lamb aurait pu écrire ce charmant et minutieux récit ; mais vers la fin, lorsque le vieillard a perdu son inséparable compagne, lorsque le voyageur, qui l’a quitté cinq années auparavant, le revoit veuf, infirme, paralytique et presque tombé en enfance, lorsqu’à un certain moment du repas un mets favori de friandise rappelle au pauvre homme la défunte et le fait éclater en sanglots, l’auteur retrouve cette profondeur d’accent dont il a déjà fait preuve dans Boulba, et il y a là des pages que j’aimerais à citer encore, s’il ne fallait se borner dans une analyse, et laisser au lecteur quelque chose à désirer. — En somme, le nom de M. Gogol va devoir à cette publication de M. Viardot d’être connu en France comme celui d’un homme d’un vrai talent, observateur sagace et inexorable de la nature humaine.


S.-B.