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ne font pas difficulté de le préférer non-seulement à tous les satiriques, mais même à tous les poètes. » Voilà d’imposans témoignages.

Tout d’ailleurs nous atteste la faveur et le succès qui demeurèrent à ces satires à travers les âges divers de la littérature latine : comme tous ceux à qui la gloire sourit, Lucile eut tour à tour ses rapsodes, ses éditeurs, ses commentateurs, des professeurs qui l’expliquaient, des critiques qui faisaient des théories sur ses vers. On l’imitait, on le publiait ; on faisait de lui des extraits : l’admiration publique demeura infatigable. Ainsi, l’un des plus célèbres successeurs de Lucile dans la satire, Valérius Caton, donnait des œuvres du poète une édition retouchée et rajeunie[1], comme Marot fit chez nous pour le Roman de la Rose. Julius Florus mettait au jour un choix populaire des Satires[2]. Nicias, l’ami de Cicéron, écrivait un traité qu’on goûta fort sur les ouvrages de Lucile,[3] ; Perse, au sortir des classes, devenait poète en lisant une de ces satires ; Horace, tout en égratignant son précurseur, lui empruntait des cadres, des traits, des tours, des vers tout entiers ; Fronton, dans sa correspondance, ne cessait de le vanter à son élève Marc-Aurèle. On donnait sur lui des cours publics, les orateurs le citaient sans cesse au barreau, on en faisait des lectures dans les salons de Rome, et, au temps d’Aulu-Gelle, certains rhéteurs se contentaient de réciter ses écrits devant la foule. En un mot, durant toute l’antiquité, Lucile est traité comme un classique, et, quand la décadence arrive, cette gloire ne s’arrête même pas : au IVe siècle Ausone s’occupe encore de ces âpres poésies de Lucile, rudes camoenoe, qu’il affecte d’imiter, tandis que le chrétien Lactance cite Lucile, le réfute et le traite comme l’un des principaux représentans de la sagesse païenne.

Voilà après quel éclat de réputation, voilà dans quelles conditions de gloire persistante les ouvrages de Lucile se sont tout à coup perdus au milieu des ténèbres qui survinrent. Quand arriva la renaissance, quand l’humanité, rendue à elle-même, s’enquit avec curiosité, avec passion, des grands artistes qui l’avaient charmée autrefois, des hommes illustres à qui l’antique civilisation du passé devait sa grandeur, on regretta particulièrement[4] les œuvres de celui que Juvénal avait appelé

  1. Horat., Sat., I, x, 1.
  2. Porphyrion sur Horace (Ep., I, III, 1). — Voir Weichert, Poet. Lat. Reliquioe : Leipsig, 1830, in-8o, p. 366.
  3. Suet., Gramm. ill., XIV.
  4. Voir surtout les lamentations de Turnèbe dans ses Adversar., XXVIII, 9.