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livres, et que le vieux curé de Saint-Peyre ne lui avait guère expliquées. Des facultés inconnues s’éveillaient en lui, des cordes nouvelles vibraient dans son ame, et il s’abandonnait à ses impressions avec une sorte d’étonnement ; mais il était trop inexpérimenté, trop naïf, pour démêler ce qui se passait au fond de son cœur, pour s’effrayer de ce vague attendrissement, de cette ineffable tristesse dont il se sentait pénétré. Tandis que Gaston, debout contre le parapet et le regard perdu dans l’obscure profondeur du paysage, songeait aux incidens de la journée et savourait ses souvenirs, la Rousse se glissa le long de la plate-forme et vint s’asseoir silencieusement à quelques pas de lui. La Rousse était une assez belle fille, grande, svelte et d’un blond équivoque, qui lui avait valu son surnom. Ses yeux verdâtres étaient bordés de longs cils pâles, et son teint avait cette blancheur fade qui brave les plus ardentes caresses du soleil.

Il y avait cinq ans environ que Madeleine était au service de la baronne ; elle pouvait espérer d’y demeurer toute sa vie, car dans les anciennes maisons l’on avait égard aux bons services, à l’attachement des inférieurs, et ils faisaient réellement partie de la famille. Il en résultait de leur part un respect profond, mêlé d’une certaine confiance, et l’attachement le plus dévoué. La Rousse aurait donné sa vie pour tous les Colobrières ; mais l’affection que lui inspirait Gaston était une tendresse violente dont son innocence ignorait le véritable nom. La pauvre fille croyait de la meilleure foi du monde que c’était là un sentiment permis ; elle s’en faisait gloire, et disait tout haut qu’elle donnerait son ame et son salut pour son jeune maître. Elle lui obéissait avec une plus aveugle soumission que son chien Lambin, et n’en était, certes, pas si bien récompensée ; car le cadet de Colobrières lui adressait moins souvent la parole qu’à ce grand lévrier fauve qui le suivait tous les jours à la chasse. Pourtant Madeleine recherchait ces courts entretiens, à la suite desquels elle pleurait souvent sans soupçonner le sujet de ses larmes. Jamais Gaston ne s’était douté non plus de cette secrète passion. Il eût été d’ailleurs très médiocrement flatté de l’avoir inspirée. Ce soir-là, Madeleine, saisie d’une mortelle tristesse, essayait instinctivement de lutter contre cette impression et de chasser certaines images qui l’obsédaient ; mais son imagination rebelle les lui représentait toujours.

— Monsieur le chevalier, quelle journée ! dit-elle tout à coup à Gaston ; comme tout est changé dans une maison, quand il y a des étrangers !

— Oui, il semble que les heures passent plus vite, répondit-il sans tourner la tête.