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— Voilà pourtant les agréables incidens de votre voyage au château de Colobrières, dit Anastasie avec une gaieté mélancolique ; deux fois dans la même matinée vous avez failli mourir de frayeur.

— La première fois, j’ai eu grand’peur, c’est vrai, répondit Mlle Maragnon ; mais déjà je suis aguerrie : encore quelques rencontres comme celles-ci, et je passerai sans sourciller sur un abîme, et je n’aurai pas peur du plus déterminé bandit, ni des serpens, ni des lézards verts, ni de rien au monde.

Sur le midi, le baron et sa femme remontèrent au château de Colobrières. Ils trouvèrent les deux cousines qui les attendaient en se promenant dans le terrain vague, bordé de mûriers, que le vieux gentilhomme appelait la grande allée.

— Monsieur le baron, dit Éléonore en s’avançant d’un air de respect caressant, je n’ai pu vous rendre mes devoirs ce matin ; permettez-moi de vous donner le bonjour, mon cher oncle, et de m’informer de votre santé.

— Fort bonne, ma chère nièce, répondit le baron en baisant galamment la mitaine qui couvrait à moitié la main d’Éléonore ; et la vôtre ? Mme de Colobrières m’a appris que vous avez eu un petit malaise ce matin, et j’en ai été fort en peine.

— Je suis bien sensible à ce témoignage d’intérêt, répondit-elle ; me voilà tout-à-fait remise, mon cher oncle, et je ne regrette qu’une chose, c’est que cette indisposition m’ait privée de vous accompagner. Je suis si contente auprès de vous, auprès de ma chère tante, que je n’aurais pas voulu perdre un seul des momens qu’il m’est permis de passer en votre compagnie.

— Elle est charmante, cette enfant, murmura le baron en relevant ses gros sourcils et en se tournant vers sa femme, qui répondit par un geste d’assentiment accompagné d’un long soupir.

— Et mon frère ? et Gaston ? demanda Anastasie, s’apercevant qu’il n’y avait que la Housse et le vieux Tonin derrière son père et sa mère.

— Il n’est pas encore ici ? c’est étonnant, fit la baronne. Ce matin, il part sans nous attendre ; je crois qu’il nous a devancés : point du tout ; il n’arrive qu’après l’Évangile. Tantôt il sort de l’église avant nous, et prend à travers champs d’un pas à faire trois lieues à l’heure. Pourquoi ? je vous le demande, puisque ce n’est pas pour arriver ici le premier.

— Je parie que M. le chevalier reparaîtra à l’heure du dîner avec quelque plat de sa façon, dit Tonin à l’oreille de la Rousse.

— Un plat de dessert qu’il sera allé chercher au fond de quelque précipice ! murmura celle-ci avec amertume.