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que l’escalier et les quatre murs. On lui fera voir seulement que la hampe est rompue.

— Oui, oui, cela vaut mieux ainsi, dit vivement Anastasie ; que du moins il n’apprenne pas ce malheur aujourd’hui.

— Afin que dans sa mémoire il ne date pas du même jour que mon arrivée au château de Colobrières, dit Éléonore en soupirant et en serrant la main de sa cousine ; hélas ! que ma présence ici ne lui soit pas comme un mauvais présage !…

Elle se releva à ces mots pour descendre, mais ses genoux étaient encore tremblans ; au lieu de s’appuyer au bras d’Anastasie, elle prit celui de Gaston en lui disant d’une voix affectueuse et plaintive : — Mon bon cousin, il me semble que les pierres vacillent sous mes pieds ; mais avec vous je n’ai pas peur.

Gaston ne répondit pas ; lui aussi était tremblant, et l’on eût dit que son bras fléchissait sous le poids de la petite main qui s’appuyait sur lui. Après avoir lentement descendu l’escalier, Éléonore s’arrêta au pied de la tour, sur l’étroite chaussée, et regarda autour d’elle en écoutant les bruits qui seuls troublaient le silence de ces lieux abandonnés. La ruine continuait son cri mélancolique ; on entendait sous la noire verdure des ronces de rapides frôlemens, et l’atmosphère était imprégnée d’une légère odeur de musc qui annonçait la présence des reptiles cachés dans l’humide profondeur du fossé.

— Ma cousine, dit Anastasie en prenant l’autre bras de la jeune fille sous le sien, comme pour achever de la rassurer, avouez que, si vous étiez seule ici, vous auriez grand’peur de toutes ces bestioles qui remuent là-bas ?

— Le château de Colobrières doit vous paraître un lugubre séjour ? ajouta timidement Gaston ; vous emporterez peut-être, en le quittant, une impression pénible ?

— Non, je sens bien que non, répondit vivement Éléonore. L’aspect de ces lieux est triste, il est vrai, l’on y ressent une secrète frayeur, une mélancolie inexprimable ; mais mon ame se complaît dans ces impressions.

— Vous ne vous souviendrez pas volontiers de notre promenade au donjon, dit Anastasie ; vous frémirez chaque fois que vous vous rappellerez l’escalier de la plate-forme.

— Je n’y songerai pas sans frissonner, répondit Éléonore ; mais c’est singulier, il me semble que je me complairai aussi dans ce souvenir. C’est la première fois de ma vie que j’ai frémi et tremblé, que j’ai eu véritablement peur, et je ne croyais pas que la joie d’avoir