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et une partie de ce temps fut employée à causer avec Kiamil-Pacha, que nous étions allés visiter, et qui nous retint assez long-temps. Kiamil, qui a joué dans les dernières affaires de Serbie un grand rôle, paraît avoir trente-cinq ans ; il est gros, frais, d’excellente figure. Il nous reçut avec beaucoup de grace dans un grand salon vert, meublé à l’européenne, orné, en dépit du prophète, d’une quantité de lithographies représentant les uniformes de toutes les armées d’Europe, et aussi des batailles parmi lesquelles je reconnus, avec surprise et plaisir, plusieurs épisodes de notre guerre d’Afrique. Kiamil a voyagé en Allemagne, résidé à Berlin, et ses fréquens rapports avec les consuls européens ont beaucoup affaibli en lui les préjugés mahométans. « Je suis charmé de vous voir, » nous dit-il en nous accueillant. Là s’arrêta son discours, attendu qu’il n’en sait pas davantage, et que ces six mots français composent tout son répertoire ; au moment on nous prîmes congé de lui, il les répéta avec complaisance. Un drogman nous facilita une plus longue conversation.

A Semlin, on change pour la troisième fois de bateau ; encore faut-il, avant d’atteindre Vienne, en prendre à Pest un quatrième. A la vérité, la navigation étant devenue plus sûre et plus facile, on rachète ces lenteurs en voyageant une grande partie de la nuit. A partir de Belgrade, la vie du bord n’est plus la même : le pont, au lieu d’être désert, est encombré, et les passagers se pressent par centaines dans les salons beaucoup trop resserrés du paquebot. Parmi ces voyageurs se trouvent souvent de ces jolies Hongroises qui sont, je crois, les plus belles femmes d’Europe, soit dit sans faire tort aux autres. Les Andalouses n’ont pas la taille mieux cambrée, les Françaises ne sont pas plus gracieuses, et sur ces beaux visages où un reflet de l’Orient vient relever la fraîcheur allemande, dans ces longs yeux, dans ces dents éclatantes, respirent une santé, une jeunesse et un contentement qu’on trouve rarement ailleurs. Plus on se rapproche de Pest, et plus l’affluence augmente. A Peterwaradin, à Vukovar, à Moatch, une quantité de passagers attendent le bateau à vapeur ; une foule nombreuse couvre le quai dont l’arrivée quotidienne des paquebots a fait un but habituel de promenade. Des bohémiens y exécutent souvent en plein air leurs curieuses danses, et l’on voit s’y promener beaucoup de jeunes femmes qui ont à la fois une toilette élégante et une fort engageante allure. Ces scènes pleines d’animation, qui se reproduisent plusieurs fois dans la journée, contrastent heureusement avec la monotonie de la première semaine, et font prendre en patience les lenteurs d’une navigation qui, depuis Constantinople jusqu’à Pest, ne dure pas moins