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damne à des fièvres mortelles les malheureux matelots ! Vers le haut du fleuve, la Hongrie s’occupe en ce moment même d’ajouter une nouvelle et importante artère à cette grande voie de communication. Dans les avant-derniers états, en octobre 1844, on a voté, à une grande majorité, l’exécution immédiate d’un chemin de fer de Vukovar, sur le Danube, à Fiume, sur l’Adriatique. Que serait-ce donc si, en débarrassant, par un moyen ou par un autre, le cours du fleuve des écueils d’Orsova, on réunissait la navigation du Danube allemand et du Mein à celle de la Turquie d’Europe et de la mer Noire ! Vienne ne serait plus qu’à cinq jours de Constantinople. La distance qui nous sépare de ces populations chrétiennes qui nous tendent les bras s’effacerait tout à coup ; ces malheureuses provinces deviendraient en peu de temps florissantes, puisqu’elles seraient les greniers à blé de trois parties du monde, dès qu’un débouché leur serait ouvert. Et ne rétrécissons pas ainsi cette grande question : ce n’est pas la prospérité de telle ou telle branche de commerce qu’il faut voir dans ce projet, c’est tout l’avenir politique de ces provinces, c’est la liberté de quinze millions de chrétiens. En rapprochant de nous ces contrées, en leur ouvrant une large, voie de communication, nous les ferions participer à tous les bienfaits d’une civilisation que je ne crois pas nécessaire au bonheur des peuples qui l’ignorent, mais qui est indispensable aux populations qui la devinent et la recherchent. Et quel essor ne donnerait-on pas par là à cette féconde insurrection morale du monde gréco-slave, que M. Cyprien Robert a racontée, dans cette Revue même, avec tant d’ardeur et de savoir ! La civilisation ! c’est là le grand, le seul obstacle qu’il faut opposer à l’ambition de la Russie, à ses empiétemens et aux secrètes menées de sa diplomatie dont on s’inquiète trop peu en France[1]. Le cabinet de Pétersbourg avait beau jeu lorsqu’il ne rencontrait devant lui que des populations ignorantes. Se jeter entre les bras du czar semblait aux Gréco-Slaves le seul ou le plus facile moyen d’échapper au sultan. Déjà leurs yeux se sont ouverts ; ils voient que le protectorat russe serait aussi lourd, plus lourd peut-être, que le joug ottoman ; ils savent aussi ce que pèse la domination turque, ils ont compté leurs oppresseurs. Que la civilisation rapproche

  1. Cette préoccupation a été, en Angleterre, l’ame d’un important recueil, le Portfolio, fondé et en grande partie rédigé par un homme qui connaît bien la Turquie, M. David Urquhart. Sans partager toutes les idées du Port folio, je saisis avec empressement l’occasion de citer le nom d’un écrivain qui, par son talent, sa position diplomatique, a eu une certaine influence en Orient, et qui, par sa conversation, exerce sur tous ceux qui l’approchent (je l’ai souvent éprouvé moi-même) une véritable fascination.