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le gouvernement turc permettrait à une compagnie quelconque de se confier à lui pour exécuter sur son territoire une pareille entreprise. Il faudrait qu’un gouvernement prît généreusement l’initiative. Le roi Louis de Bavière a mérité la reconnaissance de l’Europe en terminant l’œuvre de Charlemagne. Aucun souverain ne sera-t-il tenté d’exécuter le projet bien plus grand encore de Trajan ?

Au reste, par tout ce qui précède, je n’ai pas prétendu dire que les seuls obstacles qui s’opposent à la navigation du Danube soient aux embouchures ; ce sont les principaux. En remontant le fleuve, on rencontre, comme on le verra bientôt, des difficultés d’un autre genre.

Après deux heures de repos, nous reprîmes notre route à travers le désert, et nous arrivâmes dans la soirée aux environs de Czernavoda. Le pays, aux approches du Danube, s’accidente et verdit. Des arbres chétifs se montrent au penchant des monticules, et un peu d’herbe croît dans les vallées. Quelques huttes pareilles à des wigwams de sauvages, sur les toits arrondis desquelles nichent en paix les cigognes, composent le hameau de Czernavoda. Les malheureux habitans de ce petit coin du monde végètent misérablement, manquant de pain le plus souvent, sans se douter que dans un avenir peu éloigné la civilisation convertira en vastes entrepôts leurs pauvres chaumières, et que l’ouverture du canal fera de leur village abandonné un des lieux de passage les plus fréquentés de l’Europe. Devant leurs huttes, le Danube, large comme la Seine à Quillebeuf, coule majestueusement entre ses rives désertes. Depuis long-temps nous voyagions dans des contrées méridionales où les vraies rivières sont rares, et je n’oublierai jamais l’impression que me fit la vue grandiose de ce beau fleuve au moment même où je venais de quitter la mer. Le soleil se couchait, tout était silencieux et grave dans ce paysage, des pélicans seuls poussaient des cris plaintifs en rasant les flots ; on aurait pu se croire sur les bords déserts de quelque grand fleuve du nouveau monde, et un bateau à vapeur, accessoire singulier d’un pareil tableau, était amarré contre la rive, où deux dames élégantes se promenaient tenant en main leurs ombrelles. Ces dames, qui se rendaient à Constantinople, prirent nos places dans les voitures, et nous les remplaçâmes à bord. Le souper, arrosé de quelques bouteilles de Johannisberg plus ou moins authentiques, fut très gai. A part le capitaine, bon Ragusain d’un diamètre surnaturel, nous étions six passagers dans le salon d’arrière : un jeune Vénitien, que son habit turc m’avait fait prendre pour un véritable musulman, et qui était fermier de toutes les sangsues de la Bulgarie ; le supérieur des lazaristes de