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avec un ordre remarquable. Un agent de la compagnie était là pour nous recevoir : des charrettes attelées de bœufs attendaient nos bagages ; on nous invita à ne nous mêler, à ne nous inquiéter de rien, et nous fûmes conduits dans une baraque dont l’aspect misérable ne présageait guère l’extrême propreté intérieure. Un excellent déjeuner était préparé : dans ce pays stérile, dans ce hameau dénué de tout, on avait poussé le comfort jusqu’à faire glacer l’eau que nous devions boire. Toutes ces recherches étaient dues à l’agent de la compagnie autrichienne, M. Marinowitch, qui est assurément l’homme le plus actif, le plus soigneux, le plus poli qu’une administration puisse employer. Sans que nous eussions eu à nous en occuper, nous trouvâmes à la porte, au sortir de table, cinq ou six chars-à-bancs attelés de quatre chevaux et conduits par des postillons bizarrement accoutrés. Il y en avait de toutes nations : des Bulgares demi-nus, des Russes vêtus de peaux de mouton, des Valaques coiffés de casquettes de fourrure d’aspect sauvage, des Serviens couverts de grands chapeaux, des Polonais, des Moldaves. M. Marinowitch parlait à chacun sa langue, et activait si bien son monde, qu’au bout de cinq minutes tout était en place, et les chars-à-bancs couraient au grand galop au milieu d’un nuage de poussière. La pointe de terre qui sépare Kustendjé du Danube, et s’avance comme un promontoire vers Galacz, est inculte et déserte ; c’est une lande plate, une steppe jaune, aride, sans bornes, sans végétation, où rien n’arrête le regard, et qui ne produit qu’un gazon maigre et clair-semé que le soleil a bientôt flétri. On n’aperçoit pas un arbuste, pas une touffe de verdure, pas une hutte, pas un homme, pas un oiseau. On n’entendait que les cris sauvages des postillons et le grincement des roues qui mettait en fuite des légions innombrables de gros rats longs et maigres comme des belettes, qui sans doute avaient quitté leur trou dans l’espérance d’une pluie d’orage que faisait présager la chaleur pesante de l’atmosphère. A peu de distance de Kustendjé, on aperçoit au bord de la route, — laquelle est indiquée seulement par les ornières des voitures. — plusieurs monticules qu’on dit être des tumuli romains ; l’armée russe, qui, en 1828, fut décimée en cet endroit même par une fièvre épidémique, a bien pu grossir en passant ce triste ossuaire des temps passés. Un peu plus loin, sur la droite, on voit un petit lac d’eau douce qui répand quelque fraîcheur sur ses rives, et permet à une dizaine d’arbres, les seuls du pays, de varier l’aspect désolé de ces solitudes. Au milieu du lac est un îlot rond et boisé, pareil à l’île des Peupliers, à Ermenonville. Sur le bord s’élèvent cinq ou six cahutes ;