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tout chargé reposait à côté du poignard sur les coussins du palanquin. Les deux époux attendirent ainsi le moment fatal. Une heure se passa, heure de douloureuse ivresse pour Sombre et d’exaltation inquiète pour la begom. Enfin un bruit sourd comme le bruit des galets sur la grève traversa l’espace et le silence : c’était le signal attendu. Des armes étincelantes avaient relui dans l’ombre. Sombre vit la begom tourner le poignard contre son sein ; il lui donna un dernier baiser, et un instant après il tombait, la tête fracassée, aux pieds de la reine.

Cependant une troupe de cavaliers s’avançait au galop : c’étaient les gardes de la princesse commandés par son père nourricier. Celui-ci les précédait de quelques pas. Il vit que le dernier acte de la tragédie était accompli, et ordonna à sa troupe de s’arrêter. « Sultan Jan, dit la begom, qu’on relève ce cadavre et qu’on le place avec respect dans mon palanquin. Je monterai moi-même son cheval. » Les serviteurs s’empressèrent d’obéir. À la tête du cortège de deuil, la begom reprit lentement la route de sa capitale, où tout rentra aussitôt dans l’ordre accoutumé.

Sombre fut enterré dans une petite chapelle catholique qui s’élevait au milieu des jardins du palais, et dont il avait été lui-même le fondateur et l’architecte. Les travaux n’étaient que commencés ; ils s’achevèrent rapidement sous l’énergique impulsion de la princesse. Deux inscriptions en langue française et hindoustane indiquent la tombe de Joseph Sombre, rarement visitée par le voyageur anglais, et oubliée de ses compatriotes. À côté du simple monument, on vit pendant un demi-siècle un sarcophage ouvert ; tous les jours pendant une année une femme voilée venait s’y asseoir pour prier. C’était la begom qui pleurait sincèrement son époux et cherchait à expier sa mort par de cruelles macérations. Pendant une seconde année, elle s’enferma dans son palais et refusa constamment de voir l’odieux étranger dont le fatal amour l’avait poussée au crime ; mais ni le remords, ni le chagrin, ne font mourir : ils ne sauraient même, quoi qu’on dise, remplir la vie, et cette ame passionnée ne devait arriver à l’apaisement qu’après avoir consumé toute son énergie dans un dernier orage.


III.

Un matin, la begom revenait de faire sa prière de chaque jour à la tombe de Sombre, quand, en descendant la nef de la petite chapelle, elle aperçut derrière un pilier la gracieuse figure du jeune Anglais. Il