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importans dans son armée, son père nourricier et son frère de lait, animés pour sa personne d’un dévouement aveugle et fanatique. Ce fut avec ces deux confidens qu’elle arrangea d’avance tous les incidens du drame dont son mari devait être le héros et la victime. Par une de ces convulsions politiques si communes en Asie, elle devait se trouver soudainement privée de son pouvoir, abandonnée de ses gardes, fugitive, trahie, placée entre la mort et le déshonneur. Elle devait alors proposer à son mari de mourir ensemble, se frapper elle-même et lui laisser consommer seul le sacrifice qui devait la rendre à la liberté.

La nuit marquée pour l’exécution du complot arriva. C’était une nuit de tempête ; les légères colonnades du kiosque oriental tremblaient sous l’effort du vent ; la pluie tombait en cataractes, et la foudre tonnait aux cieux. En proie à une inquiétude fiévreuse, la begom n’avait pu cacher à son époux le trouble dont elle était saisie. Sombre cherchait à conjurer la mélancolie de sa belle compagne, et combattait par des caresses plutôt que par des raisonnemens des frayeurs dont il ne pouvait comprendre la cause, quand le qui vive de la sentinelle du corps-de-garde extérieur retentit jusqu’à eux. Un instant après, un coup de feu se fit entendre, puis un autre ; bientôt des cris de guerre et de douleur remplirent les avenues du palais. À ce bruit inaccoutumé, Sombre s’élance de sa couche et s’habille à la hâte. Il saisit un sabre ; sa femme à ses côtés, un pistolet à la main, est prête à le suivre. En ce moment deux hommes se précipitent dans la chambre ; l’un est couvert de sang et vient tomber aux pieds de la princesse en lui criant d’une voix défaillante : Voici l’ennemi, princesse, fuyez ! (Dushman ata hac bibi, daoro !) Et il expire avec un sanglot convulsif. L’autre est le frère de lait de la begom. Il retient Sombre qui veut se précipiter dans la mêlée. — Vous êtes trahi, lui dit-il, tout le peuple est contre vous. Il n’a point pardonné à la reine son mariage avec un homme d’une caste étrangère, ni sa conversion à la foi catholique. Les brahmanes sont à la tête du mouvement ; on veut votre mort à tous deux. Vous avez à peine le temps de fuir, hâtez-vous d’en profiter. La poterne du jardin est encore libre, on l’assiégera tout à l’heure. Vous y trouverez un palanquin et des porteurs pour la princesse, un cheval sellé pour vous, enfin cinq cavaliers dévoués pour votre escorte. Laissez-moi le soin de prolonger le combat et de couvrir votre retraite. Je me ferai tuer s’il le faut ; fiez-vous à mon dévouement, mais, en attendant, suivez-moi.

Ces paroles, prononcées avec un accent de vérité, triomphent des