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affreuse, que des aveux, des sermens passionnés, furent échangés pour la première fois, dit-on, entre l’heureux aventurier et sa royale maîtresse ; ce fut alors que le général Sombre gagna un trône où il régna dix ans avec autant de bonheur que de légitime renommée. Plus tard, il devait acquérir un tel empire sur l’esprit de sa souveraine, qu’elle reconnaîtrait le Dieu des chrétiens et adopterait les coutumes européennes. Convertie à la foi catholique, elle devait épouser Joseph Sombre suivant les rites de son culte, et prendre son nom qu’elle conserverait jusqu’à la mort[1]. Les amours de la begom et de l’aventurier français peuvent être regardés comme un des plus curieux épisodes des annales modernes de l’Hindoustan. Qu’on ne s’étonne pas si, en continuant notre récit, nous rencontrons plus d’une fois, comme en ce début même, le roman à côté de l’histoire. Ce n’est pas nous qui inventons, c’est la réalité qui prend les allures de la fiction, et nous aurions mauvaise grace, après tout, à nous en plaindre. Si cette étrange histoire mérite d’être tirée de l’oubli, n’est-ce point parce que les émotions du drame s’y mêlent à l’intérêt des souvenirs politiques ?


II.

Avant cette rencontre, qui devait décider de son avenir, Sombre avait déjà joué un rôle brillant dans les guerres de l’Inde. Un Français du nom de Law, élève et ancien aide-de-camp du fameux Bussy, commandait, en 1760, un petit corps de ses compatriotes au service du Mogol. Sombre, âgé de dix-neuf ans alors, était entré dans cette compagnie et y avait bientôt atteint le grade de sergent. La bravoure du jeune Français ne devait pas tarder à être mise à l’épreuve. Une lutte entre la puissance anglaise et le Grand-Mogol était imminente. C’était l’époque où Clive jetait les premiers fondemens de la puissance anglaise sur les plans que le génie de Dupleix avait trouvés, mais que la France, dans sa déplorable inertie, avait dédaignés et abandonnés à l’étranger. De même que Dupleix s’était élevé dans le Dekkan en créant un nabab du Carnatique, dont il avait été plus tard le successeur, ainsi Clive s’élevait dans l’Hindoustan en donnant un nabab au Bengale, afin d’hériter un jour de sa créature devenue son esclave. Le moment de cette usurpation n’était pas encore venu, il est vrai, car le trésor de la compagnie, si riche aujourd’hui, était vide alors, et les projets de l’habile gouverneur n’avaient pas reçu l’entier assentiment

  1. Begom Sombre, ou, par corruption hindoustanique, la begom Somrou.