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et des étriers turcs en argent massif annonçaient un personnage de quelque importance. Le turban de mousseline rose, avec le liseré et le gland d’or, aurait pu le faire prendre pour un musulman ; mais la blancheur de la peau, l’expression de la physionomie, trop vive et trop gaie pour un islamite, trahissaient un Européen. Des pistolets incrustés d’argent laissaient voir leurs pommeaux massifs en avant de la selle, et la main droite du voyageur reposait nonchalamment sur le bois d’une lance appuyée et contenue dans un fourreau mobile, suspendu aux arçons. L’autre cavalier, qu’à son front cuivré, peint de trois couleurs, rouge, blanche et jaune, on reconnaissait pour un adorateur de Vischnou, se tenait à quelque distance de l’Européen ; il paraissait être son serviteur privilégié, son confident. Tous deux se retournaient souvent pour interroger du regard le nuage de poussière qui s’élevait sur la route qu’ils venaient de suivre, et qui gagnait rapidement sur eux.

— Raja-Rata, dit enfin l’Européen, qui s’exprimait en français avec un accent alsacien très prononcé, le sawarrie (cavalcade) qui semble nous poursuivre depuis plus d’une heure est trop brillant pour une simple caravane ; un pareil cortége, défilant en vue des tentes de la princesse de Sardannah, ne peut appartenir qu’à sa majestés Retirons-nous un peu à l’ombre de ces arbres ; nous pourrons l’examiner en passant, et peut-être y apercevrons-nous la jeune souveraine elle-même.

Ateha-saheb ! comme il vous plaira, maître. Aussi bien nos chevaux ne seront pas fâchés de ce répit, car voilà trente lieues au moins que nous faisons sans tirer bride. Les pauvres bêtes trébuchent à chaque pas.

— Et tu pourrais ajouter, sans mentir, que tu ne seras pas fâché toi-même de reprendre haleine après une pareille course. C’est qu’il n’en fallait pas moins pour nous mettre hors de l’atteinte de ces coquins de Pindaries.

— Mais avez-vous bien réfléchi, maître, au danger que nous pouvons courir en nous présentant à la begom de Sardannah ? Il y a à peine un an que nous nous battions contre elle et que vous lui faisiez perdre une province en conduisant la dernière invasion du nabab-vizir[1]. Croyez-vous qu’elle aura oublié celui qui tua son cheval à la bataille de Mirat, et qui l’aurait saisie elle-même, si une troupe de ses plus fidèles serviteurs ne s’était précipitée pour la délivrer ? Un

  1. Le nabab d’Oude, vizir ou ministre de l’empereur.