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Christophe et Dessalines. Ce rebelle audacieux était Alexandre Pétion, mulâtre quarteron, né d’un riche colon et d’une femme libre. Pétion, sans être un esprit supérieur, ne manquait ni d’adresse ni de pénétration : il avait entrevu comme Rigaud l’avenir réservé à sa caste. S’il se sépara du parti métropolitain auquel le rattachaient non-seulement son intérêt et celui des siens, mais encore son éducation et l’affinité de sa couleur, c’est qu’il avait deviné l’horrible résolution qu’avait, dit-on, prise le général Leclerc d’exterminer ses redoutables auxiliaires, dont il appréhendait la défection. S’il se soumit sans difficulté à Dessalines, devenu général en chef, puis empereur, après l’évacuation des Français, c’est qu’il jugea que le moment d’agir n’était pas venu pour lui. Ce moment ne se fit pas attendre ; le règne de Dessalines fut court : bientôt l’empereur noir mourut assassiné, et la carrière se trouva ouverte à l’ambition de ses lieutenans. Dès-lors recommença, entre le chef noir Christophe et le mulâtre Pétion, la lutte de races qu’un danger commun avait un moment suspendue. Pétion, soupçonné d’avoir préparé la mort de Dessalines, ne chercha point à se disculper, mais à profiter du crime : il s’improvisa par d’habiles intrigues président d’une république dans le sud et dans l’ouest, au moment où Christophe croyait déjà tenir toute la partie française sous son sceptre africain. Le lutte de Christophe et de Pétion dura avec des chances diverses jusqu’au jour où, sans signer la paix, les chefs, épuisés, laissèrent finir la guerre. Bientôt, dans un espace d’environ dix lieues que la prudence des deux rivaux laissait inoccupé entre leurs états, l’abondante végétation des tropiques traça une infranchissable frontière de lianes et de futaies qui rendit plus tranchée la scission des deux castes. Christophe eut le nord et la partie septentrionale de l’ouest, Pétion resta maître du sud et de la partie méridionale de l’ouest ; chacun gouverna paisiblement au milieu des siens.

Le règne présidentiel de Pétion ne fut guère qu’une longue lutte contre l’élément démocratique que le chef mulâtre avait introduit dans la constitution de sa république et qu’il s’efforça vainement de réprimer. Obligé d’en venir aux coups d’état et de se défaire de ceux qui lui avaient aplani l’accès du pouvoir, tandis que s’échappaient de ses mains et s’isolaient les élémens si divers que son étreinte avait un moment maintenus en faisceau, Pétion se sentit pris de marasme et de dégoût, et se laissa mourir de faim comme un sophiste grec. Celui qu’il désigna pour lui succéder était un homme de sa couleur, son confident et son ami, le général Jean-Pierre Boyer. C’est en avril 1818 que Boyer prit possession de la présidence. Moins de deux années après son avènement, une insurrection militaire mit fin à la vie de Christophe, et la population du nord, heureuse d’échapper à la verge de fer du roi noir, passa sans difficulté sous la domination forcément débonnaire du chef mulâtre, qui réunit ainsi toute la partie française sous son sceptre présidentiel. Bientôt la partie espagnole elle-même, à la suite d’une révolution avortée, reconnaissait l’autorité de Boyer, et du Cap Français à Santo-Domingo la belle Hispaniola