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une hostilité presque permanente entre les deux parties de l’île ; c’est l’antagonisme des couleurs qui, dans la partie française, provoque des révolutions toujours renaissantes. Pour bien comprendre cette lutte, il faut remonter à son origine, à l’époque où commence pour Saint-Domingue l’ère de l’indépendance. Dès-lors nous voyons poindre et se développer, avec des intermittences qui ne sont qu’apparentes, la situation qui se produit aujourd’hui ; dès-lors se personnifient dans Toussaint et dans Rigaud les deux races dont le duel se continue encore sous les yeux de l’Europe, spectatrice trop indifférente des sanglans débats dont nous voudrions donner un rapide tableau.


II. – PREMIERES LUTTES DE LA RACE NOIRE ET DE LA RACE METISSE

A l’époque même où Toussaint-Louverture, avec une astuce profonde dans laquelle on a vu du génie, rompait sourdement les derniers liens qui unissaient la colonie à la métropole, un homme de sang-mêlé, le mulâtre Rigaud, prévoyant le sort réservé à sa race, prenait en face du chef africain l’initiative d’une courageuse résistance. Cet homme, bien supérieur à Toussaint, et dont le nom est aujourd’hui presque oublié, proclama fièrement la guerre de caste, et entraîna à sa suite, dans une lutte terrible contre les noirs, la population métisse de la province du sud. Écrasée et vaincue avec son chef, la race métisse disparut un moment de la scène. La France, trompée par les perfides protestations de Toussaint, avait prêté au parti noir l’appui de sa force morale, et ce n’est pas seulement à l’impuissance, mais à l’aveuglement du directoire, que Toussaint dut son triomphe et sa courte royauté. La métropole ne comprit pas que pour la race métisse la fidélité à la France était une loi de vie ou de mort. C’est en vain que Rigaud adressait de nombreux mémoires au département de la marine, on ne tenait aucun compte des sages avis et des précieux renseignemens donnés par le chef mulâtre, et lorsqu’écrasé par le nombre, Rigaud se préparait à continuer la lutte en guerillero, on lui envoya demander son épée par l’homme qui exerçait la plus grande influence sur son esprit, l’adjudant-général Vincent. L’indomptable mulâtre brisa son épée en pleurant de rage, et s’embarqua pour la France. Ainsi finit la première lutte entre la race noire et la race métisse.

Moins de deux ans après cette prise d’armes qui a mérité de conserver le nom de guerre du sud, la terrible épidémie des contrées intertropicales, décimant en quelques semaines l’armée partout victorieuse du général Leclerc, sembla faire un appel aux élémens d’insurrection plutôt comprimés qu’étouffés par l’énergie désespérée des chefs français. Un homme de sang-mêlé, officier du génie distingué, qui sortait de nos écoles et servait dans nos rangs, fit tout à coup prendre les armes à la troupe coloniale incorporée sous ses ordres à l’armée française ; il donna un nouveau signal de révolte auquel répondirent non-seulement les hommes de sa couleur, mais encore les noirs