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la plus sanglante défaite qu’ait éprouvée l’armée haïtienne. Ce peuple n’eut jamais qu’une énergie d’emprunt, celle que lui inspirait l’invasion française ; dès qu’il se vit, par un acte solennel, délivré de toute inquiétude de ce côté, il rentra dans son indolence ; le soldat, affranchi désormais du joug de la discipline européenne, déposa ses armes et traîna une natte dans sa guérite pour y faire la sieste. Depuis cette époque, l’armée a disparu en ce qu’elle offrait encore d’organisation régulière, et avec l’armée a disparu aussi le travail proprement dit. Aujourd’hui, cependant, la population noire paraît moins satisfaite de la situation qu’elle a conquise en secouant le joug de la glèbe. L’ambition politique est venue l’arracher à son repos, et les évènemens qui depuis deux années se passent dans l’île ne sont que la conséquence du mal nouveau qui la tourmente.

Dans la partie espagnole, les élémens de la population sont mieux équilibrés que dans la partie française. Dès 1801, lorsque, malgré les protestations du commissaire métropolitain Roume, Toussaint se faisait audacieusement l’exécuteur de l’article 9 du traité de Bâle et prenait possession de la province au nom de la France, on vit commencer l’émigration des familles les plus considérables de la race blanche. Beaucoup de ces familles se retirèrent à Cuba et à Porto-Ricto ; où les appelait l’hospitalité d’une nationalité commune. De 1803 à 1809, période remplie par la véritable occupation française, les fugitifs étaient en grande partie rentrés dans l’île pour se ranger sous le gouvernement du général Ferrand, dont l’administration paternelle changeait à vue d’œil la face du pays. Malheureusement la guerre dynastique entre Napoléon et l’Espagne amena par contre-coup des luttes à Saint-Domingue, luttes sanglantes à la suite desquelles les Français durent se retirer. Dès-lors beaucoup de familles blanches reprirent la route de l’émigration. Les grandes conventions de 1814, qui rendirent l’audience[1] à son ancienne métropole, y ramenèrent une partie de la population exilée ; toutefois l’ère des persécutions n’était pas finie pour la race blanche. Le général Boyer, déjà maître, par la mort de Christophe, de toute la partie française, s’empara de la partie espagnole, et les premiers actes de son administration jetèrent le trouble au sein des familles d’origine européenne. Dans un pays ou la propriété n’avait d’autres bases que les concessions presque toujours irrégulières faites sur le domaine public, le président Boyer exigea que dette occupation traditionnelle du sol fût justifiée par des titres. Ce moyen machiavélique débarrassa le gouvernement du Port-au-Prince des familles créoles les plus influentes et les plus redoutables à sa domination. Quant à celles que cet ostracisme déguisé ne put atteindre, elles se retirèrent dans l’intérieur des terres, surtout vers le nord-est, où s’étend le beau pays de Cihao. Cette population blanche de cinquante mille ames environ, conserve encore aujourd’hui la vieille fierté castillane, et n’a jamais supporté

  1. C’est ainsi que la partie orientale est souvent désignée par les Espagnols.