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la France nous a révélé le curieux phénomène d’une population esclave se reproduisant elle-même, et ce fait permet d’apprécier quel a dû être l’accroissement de la population noire d’Haïti sous le régime d’une complète indépendance. Il faut tenir compte, néanmoins, du vide soudain qu’ont dû faire parmi les noirs et la suppression des versemens annuels de la traite, et les ravages d’une lutte désespérée.

Le régime nouveau n’eut pas seulement pour effet d’augmenter le chiffre de la population noire ; il modifia aussi profondément ses mœurs. Long-temps maintenus à la glèbe par Toussaint et par Christophe, qui, dans leur empressement à réorganiser le travail, ne firent en réalité que remplacer le fouet par le pistolet et le sabre, les noirs saluèrent dans l’avènement de la domination mulâtre l’ère de la tranquillité et du repos. Ils acceptèrent sans résistance les règlemens de travail qu’on rendit alors, bien convaincus qu’on n’oserait jamais en venir à l’application. En effet, le code rural haïtien, corps de droit intelligent, et qui mérite d’être aujourd’hui consulté, n’est pas resté long-temps en vigueur. Promulgué en 1826, il a été bientôt frappé de cette désuétude hâtive qui, dans ce pays, semble d’ailleurs inhérente au climat, et s’attache, comme une rouille dévorante aux institutions nées de la veille. La loi nouvelle, pour garantir les intérêts du travail et prévenir le morcellement du sol, avait posé des limites que la diminution du prix de la terre permit d’atteindre trop aisément[1] ; il y eut une foule de petits propriétaires qui acquirent, en achetant la quantité de terrain marquée par la loi, le droit de ne rien faire. Dès-lors l’exploitation en commun devint impossible, et Haïti, comme les colonies émancipées de l’Angleterre, offrit au monde ce singulier phénomène de la propriété nuisant à la production. Il faut ajouter que, contrairement à toutes les prévisions raisonnables, l’application du code rural rencontra son plus grand obstacle dans l’acte qui, à la même époque, plaçait la colonie révoltée au rang des nations. La pensée intelligente du code rural était en effet la solidarité du cultivateur et du soldat : la discipline de l’un faisait celle de l’autre. Or, l’acte d’indépendance fut

  1. Le principe de la loi étant l’inféodation à la glèbe de tout individu non fonctionnaire qui ne justifierait pas d’une profession soumise à la patente ou de moyens acquis d’existence comme propriétaire, il avait fallu des mesures pour que la possession d’une parcelle du sol ne fût pas un moyen d’éluder légalement la loi. La limite qu’un propriétaire était tenu d’atteindre avait été fixée à quinze acres ; mais le code, dont la pensée était de maintenir par le travail en commun la grande culture coloniale, la seule véritablement productive, n’ayant été tout d’abord qu’incomplètement exécuté dans ses autres prescriptions, les revenus du sol ont diminué : dès-lors le prix en a baissé, et le maximum de quinze acres est devenu accessible à un plus grand nombre d’individus qui ont pu ainsi se soustraire au travail régulier.