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d’organisation commencée par les noirs, ce ne fut guère que dans un intérêt d’égoïsme. Aussi avons-nous vu récemment éclater une révolution nouvelle, et aujourd’hui un noir, placé à la tête de la république, n’exerce l’autorité souveraine qu’au milieu de luttes chaque jour renaissantes.

En présence d’une telle situation, il est naturel de se demander si la terre d’Haïti est vouée à une œuvre de Saturne, et si l’Europe n’a plus qu’à en détourner les yeux, attendant que le triomphe de la barbarie, facilité par tant d’agitations, rende enfin son intervention légitime. Pour nous qui, même en admettant ces fatalités mauvaises, attribuons à la civilisation européenne assez de force pour les dompter, nous pensons qu’on peut puiser dans un pareil spectacle plus d’une leçon utile, et nous ne craindrons pas d’étudier dans tous ses détails, à l’aide de documens empruntés au pays, une situation qu’il importe à la France de bien connaître. La crise que traverse en ce moment même le plus ancien établissement européen du Nouveau-Monde a rendu aux questions que nous voudrions débattre tout leur à-propos.


La société haïtienne est composée d’élémens bien divers, et il serait difficile d’établir avec une précision rigoureuse dans quelle proportion ces élémens se trouvent répartis sur son territoire. Quelle que soit l’époque à laquelle on demande des chiffres, on ne trouve que des données approximatives. En 1789, période qui sert en général de point de départ aux statistiques, on évaluait le nombre des habitans de la partie française à 31,000 blancs, 28,000 hommes de couleur libres, et 450,000 esclaves. On donnait à la partie orientale ou espagnole, dont l’étendue représentait bien trois fois celle de la colonie française, 110,000 libres, blancs ou sang-mêlés, et 15,000 esclaves. Le nombre des blancs de race européenne pure n’y était pas très considérable ; le préjugé de la couleur y exerçant peu d’empire, rien ne s’était opposé à la fusion des castes. Tels sont les renseignemens assez vagues que nous possédons sur l’état des diverses classes de la population avant la révolution de Saint-Domingue.

On comprend quels durent être les effets de cette révolution. L’équilibre des races fut complètement changé sous l’influence de la situation nouvelle qui commençait pour Taïti. Dans la partie française, la race blanche fut, on peut le dire, anéantie. Après avoir, lors de la première tourmente, cherché un refuge dans les îles voisines, elle était en partie rentrée à Saint-Domingue, rappelée par Toussaint-Louverture. Le chef noir avait compris, en homme supérieur, les services qu’elle pouvait rendre à la cause de la civilisation. Malheureusement une crise nouvelle vint fondre sur l’île. Surprise par la seconde révolution, qui éclata après la pacification opérée par le général Leclerc, la race blanche acheva de disparaître sous les fureurs de Dessalines. Le dernier massacre, qui s’accomplit avec la terrible régularité d’une exécution militaire, eut lieu en avril 1804. Quelques mois après, le chef africain, devenu empereur, proclamait une constitution qui déclarait noirs, quelle que