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la barbarie. Il envoie son fils Richard à Coblentz[1], pour surveiller et animer les mouvemens des émigrés français, rallier leurs intérêts, et les attacher à la cause commune par un indissoluble lien. Déjà il avait publié ses Pensées sur la Révolution française, commentées par Lally-Tolendal, et qui avaient produit en Europe une si vive sensation. Il faut y joindre ses Réflexions sur la paix régicide, sa Lettre à un Membre de l’Assemblée nationale, son Appel aux anciens whigs, sa Lettre au duc de Bedford. Plus les années s’entassent sur sa tête, plus son ardeur belliqueuse augmente, et, dans cet enivrement de colère contre les destructeurs de ses théories, il ne fait part ni des choses ni des hommes ; il juge M. de Lafayette comme Marat, et écrit à son fils : « Soyons alarmistes, semons la terreur. L’Europe est à deux doigts de sa perte[2]. »

Nous ne pouvons regarder les vues de Burke comme justes, ni accepter ses théories comme valables. La révolution de France n’était pas une révolte, bien qu’il l’ait pensé ; l’émancipation des colonies américaines n’était point pour l’Angleterre une perte irréparable, ainsi qu’il l’a cru ; le commerce de l’Inde ne pouvait se passer de conquête et de ruse, comme il l’a imaginé. Honneur cependant à cette liberté qui permet à Romilly, à Wilberforce et à Burke d’évoquer dans les combats actifs de la politique les vérités morales ! On croit voir la Pallas d’Homère planant sur la mêlée et pleurant les misères inévitables des mortels. Il n’a rien dirigé : Pitt se chargea de cette tâche ; le peuple ne l’a pas choisi pour tribun : Fox avait saisi le rôle ; mais, au moment où la nécessité frappait de son marteau d’airain nations et trônes, la voix de Burke s’élevait en l’honneur de la morale éternelle, qui, foulée aux pieds par les passions, semblait périr sur ce champ de bataille sanglant.

Tout entier à l’horreur que lui inspiraient les résultats de ce désastre, aveuglé par la fumée et la poussière, il ne vit pas assez la grande loi d’harmonie universelle qui de ce cataclysme devait faire sortir les nouvelles évolutions de l’humanité ; il se trompa avec scrupule et sincérité. Il avait raison de blâmer la ruine, le sang versé, le trouble des familles ; il avait tort de confondre un tremblement de terre avec l’incendie allumé par des brigands. Son amour de l’ordre social et de la stabilité s’exaltait jusqu’au délire, et il opposait sa faible main au torrent

  1. Tome III, p. 385, 390, 392.
  2. Ibid., p. 305.