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il devint encore plus pâle, et il sentit comme un vertige d’orgueil et de joie lui monter du cœur au cerveau ; mais, dominant aussitôt cette violente émotion, il vint au-devant de Mlle de Colobrières, et lui dit d’un ton tranquille, avec le même respect que s’il eût parlé à une reine : — Mademoiselle, nous allons partir sur-le-champ si c’est votre volonté ; dans quatre heures, vous serez à Antibes ; pour ce que nous devrons faire ensuite, vous me donnerez vos ordres.

— Allons, monsieur, répondit Agathe d’une voix oppressée et d’un ton modeste et résolu tout à la fois ; mais, au lieu de nous rendre directement à Antibes, il faut passer par le village de Saint-Peyre, et nous y arrêter une heure.

Les mules étaient déjà chargées, et les deux valets qui les conduisaient les avaient rangées en file hors de l’enceinte du château. Un grand jeune homme, celui-là même qui dormait, son fusil à portée de la main, lorsque Agathe était venue le soir précédent, se tenait discrètement dehors, le pied dans l’étrier ; sa ressemblance avec Pierre Maragnon annonçait suffisamment qu’ils étaient du même sang et portaient le même nom.

Sur un signe du marchand, la petite caravane se mit en route. Agathe était encore dans la salle ; elle considérait divers objets disposés symétriquement sur l’embrasure intérieure d’une fenêtre comme sur une table ; c’étaient des fichus, des dentelles, des étoffes. Au milieu de toutes ces belles choses et placé de manière à frapper d’abord les regards, il y avait un papier sur lequel était écrit : De la part de Mlle de Colobrières ! La petite bourse qui contenait les six livres quinze sous, fruit des économies de la baronne, avait été placée sous le papier. — C’est votre présent de noces, mademoiselle ; je me suis permis de le faire en votre nom, dit le marchand.

— Ces pauvres enfans seront du moins habillés de neuf une fois dans leur vie ! murmura Agathe en remerciant Pierre Maragnon du regard. — Puis, elle ajouta vivement : Partons !…

Le marchand amena sa monture, un robuste cheval, capable de porter les quatre fils Aimon ; il le monta hardiment en prenant en croupe Mlle de Colobrières, et partit au grand trot. Déjà la caravane avait disparu au détour du chemin, mais l’on entendait en avant le pas pressé des mules et le tintement des clochettes qu’elles portaient en collier.

En arrivant au bas de la colline et avant d’entrer dans le chemin sinueux qui conduisait à Colobrières, Agathe se retourna et jeta un dernier regard sur le château de ses pères, un regard amer,