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Pierre Maragnon la vit réfléchir ainsi, il jugea que son triomphe était certain. Dissimulant sa joie et le sentiment très vif qui déjà remplissait son ame, il se prit à raisonner derechef sur le sort des jeunes filles cloitrées sans vocation. Bien que sa jeunesse et sa bonne mine dussent lui inspirer une certaine confiance, il fut assez habile pour ne tenter aucune séduction vulgaire ; il ne parla point de ce qui se passait dans son cœur ; il sut contenir l’admiration mêlée de respect et de tendresse que lui avait tout à coup inspirée la beauté d’Agathe, et il se mit à discourir sur la possibilité d’une alliance entre un roturier enrichi et la descendante d’une famille illustre et complètement ruinée. Il expliqua nettement sa position ; elle était prospère. Orphelin dès son enfance, il devait à son travail, à son activité, une fortune qui représentait dix fois la valeur du château de Colobrières et terres adjacentes. Agathe l’écoutait confuse et tentée, non par son cœur, mais par sa raison, qui lui disait qu’après tout il vaudrait mieux, devenir la femme de ce marchand que de s’enfermer dans un cloître pour le reste de ses jours.

La petite fille s’était endormie sur les genoux de sa jeune tante ; tout reposait dans le vieux manoir. Le châtelain de Colobrières, loin de se douter de l’affront dont il était menacé, sommeillait près de sa femme, et rêvait qu’il trouvait sous son chevet un beau sac d’écus avec lesquels il faisait réparer le château et s’achetait un habit neuf. Mlle de Colobrières et Pierre Maragnon eurent tout le temps de se parler et de s’entendre ; lorsque l’horloge sonna minuit, ils étaient encore ensemble. Agathe n’était point décidée pourtant. À mesure que cette situation se prolongeait, elle sentait davantage l’importance du consentement ou du refus qu’elle allait prononcer. Pâle, oppressée, tremblante, elle se taisait ou ne répondait que par des monosyllabes mêlés de soupirs aux raisons pressantes de Pierre Maragnon, qui tâchait de la déterminer ; mais, pendant ces longs pourparlers, il avait fait un progrès immense : sans s’en apercevoir, Mlle de Colobrières arrivait à le traiter d’égal à égal, et plus d’une fois elle l’avait appelé monsieur. Enfin, ne pouvant se résoudre encore, elle lui dit :

— Dans le trouble d’esprit où tout ceci me jette, monsieur, je ne puis rien décider. J’ai besoin d’être seule, de me recueillir en moi-même, de prier Dieu avant de vous répondre ; je vous demande quelques heures. La nuit est avancée déjà, et vous repartez demain matin ; eh bien ! dès que la première clarté de l’aube paraîtra là-bas, derrière les collines, ma résolution sera prise. Si vous ne me voyez pas revenir.