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bonne dame se résignait à cette dure privation. Chaque dimanche, qu’il fit soleil ou mauvais temps, la famille partait à pied dans un certain costume auquel le changement de saison n’apportait guère de variations. Le baron portait un vieil habit mordoré, décent encore, mais dont les longs services étaient attestés par le lustre équivoque des coutures. Ses bas de filoselle, exactement tirés sur une jambe qui jadis avait dû n’être point mal tournée, descendaient dans de vastes souliers à boucles, et son tricorne pelé avait grand besoin d’être manié avec les plus grandes précautions. Mme de Colobrières le suivait en jupe de gros de Tours un peu fanée, avec un mantelet de taffetas qui datait de son mariage. Leurs enfans n’étaient parés que de leur bonne mine. Le jeune gentilhomme portait, comme les paysans, un habit de serge et un feutre grossier ; la jeune demoiselle avait un fourreau d’indienne brune, un fichu de mousseline à ramages, et une petite coiffe sur ses cheveux relevés en chignon. Le seul changement qui s’opérât de loin en loin dans cette humble parure consistait dans le ruban de la coiffe, qu’on se permettait de renouveler. Malgré cette gêne plus difficile cent fois à supporter qu’une pauvreté nue et avouée, le bon accord, une sorte de sérénité permanente, régnaient dans la famille de Colobrières. Les jeunes gens surtout vivaient sans désirs, sans prévisions inquiétantes, se contentant du peu qu’ils possédaient, et ne s’attristant jamais de la décadence de leur fortune et de leur maison.

Un lundi, seconde fête de Pentecôte, après la messe, tandis que la baronne et ses enfans regagnaient le château, le baron s’arrêta quelques momens sur la place du village, où des marchands forains avaient établi leurs baraques. C’était la fête du pays, et les marchands faisaient de grandes affaires avec leurs bagues de laiton, leurs croix de similor et leurs chapelets de verre. Le baron acheta une aune de ruban pour sa fille, et marchanda en soupirant une robe de chifarcani qu’il n’acheta point. Le même jour, à l’issue du diner, il ne se hâta point de quitter la table, comme de coutume, pour aller faire sa sieste, et il demeura appuyé au dossier de sa chaise, le regard fixe et plein de réflexions. Gaston et sa sœur s’étaient retirés à petit bruit, pensant que leurs parens sommeillaient aux deux côtés de la table.

Au lieu de dormir, le baron sifflotait entre ses dents, ce qui était chez lui le signe d’une profonde préoccupation, et il frappait tantôt sur son assiette, tantôt sur son verre vide. La baronne ne tarda pas à subir l’influence de cette musique ; ses yeux se fermèrent ; elle s’assoupit en cherchant dans sa pensée ce qui pouvait préoccuper