Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/602

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

senteurs vertigineuses que le vent emporte souvent à travers de si grands espaces, et jusqu’à plusieurs lieues en mer, prospèrent sur ce roc, où ne saurait croître un grain de blé.

Il y a trois quarts de siècle que ce château et les terres qui l’environnent appartenaient à un bon gentilhomme, le baron de Colobrières, issu par les femmes d’une ancienne maison d’Italie qui comptait dans sa généalogie vingt cardinaux et un pape. La souche paternelle n’était pas moins illustre ; elle remontait à ce que l’on pourrait appeler les temps fabuleux du nobiliaire provençal. Malgré ces grandes origines, le baron Mathieu de Colobrières n’était rien moins qu’un opulent seigneur. Il avait pour armoiries un chardon de sinople sortant d’une tour fenestrée et maçonnée de sable, et l’on pouvait affirmer que c’étaient là des armes parlantes, car les terres de la baronnie étaient d’une stérilité passée en proverbe dans la contrée, où l’on disait en manière de dicton : A Colobrières, gerbes de chardons et champs de pierres. Les ancêtres du baron ayant aliéné peu à peu tous leurs droits seigneuriaux, il ne lui restait rien, que le manoir et les terres adjacentes, dont le revenu était des plus minces. Pas un seul des manans qui tiraient leur chapeau en passant devant l’écusson seigneurial sculpté sur la porte du château n’aurait voulu prendre à ferme la baronnie.

Le pauvre seigneur de Colobrières avait épousé une jeune demoiselle aussi noble et encore plus pauvre que lui, laquelle lui apporta pour toute dot et fortune la valeur d’une centaine d’écus en bagues et joyaux. Le ciel bénit surabondamment cette union. En quelques années, il en naquit quatorze enfans. Cette nombreuse lignée s’éleva véritablement à la grâce de Dieu. Les revenus du fief de Colobrières fournissaient à peine le pain quotidien ; quant au reste, il fallait y suppléer à force d’industrie et d’économie. La baronne n’avait jamais eu d’autre robe neuve que sa robe de noces ; elle s’habillait, ainsi que ses enfans, avec les vieilles étoffes qui garnissaient jadis les lits du château. Les petits gentilshommes usèrent de cette façon les tapisseries héréditaires, et les demoiselles portèrent, taillées en jupes et en casaquins, les rideaux brodés par leurs aïeules.

Le château de Colobrières ressemblait à une ruche d’où sortent chaque année les essaims que la demeure paternelle ne peut plus abriter ni nourrir. À mesure que les aînés grandissaient, ils prenaient parti et allaient chercher leur vie ailleurs. Le baron était trop pénétré des devoirs de son rang pour souffrir qu’aucun de ses enfans dérogeât. Malgré l’étroite nécessité où ils étaient réduits, aucun ne manqua à