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du même auteur, nous ne cacherons point de quel côté nos sympathies inclineraient. Dans Ernani, en effet, plus de place est donnée à la passion, à cette analyse musicale du cœur humain dont Mozart est à la fois le Shakspeare et le Richardson, et que Rossini néglige trop souvent, on y sent moins, en outre, un certain réalisme qu’affecte la musique de Verdi, et qui, selon moi, fait son défaut capital. Comme M. Halévy, dont le nom me revient à la plume à ce propos, Verdi manque de qualités simples ; on voudrait à son inspiration plus de franchise, d’ingénuité. Il a de la verve, de la science, du style, mais point de mélancolie, ni de poétique abandon. Sauf cet admirable cantique des Hébreux qui termine le troisième acte de Nabucodonosor, vous ne citeriez pas dans toute la partition un seul passage où cette muse, si pressée d’arriver au but, s’attarde en quelqu’une de ces divagations sentimentales dont Bellini, Weber et Beethoven ont le secret. En cela, Verdi se rapproche encore de Rossini, peu rêveur de sa nature, comme chacun sait. A tout prendre, il se pourrait que l’auteur de Nabucodonosor eût écrit la scène du trône de la Semiramide ; mais quant à la scène finale de la Lucia, quant à l’ella tremante des Puritains, c’est là un genre de sublime auquel il n’essaiera jamais d’atteindre.

On concevra sans peine maintenant quelles vastes ressources l’Académie royale de Musique offrirait au génie de Verdi, et combien, par son intelligence de la mise en scène et son goût du solennel et de la pompe, l’auteur de Nabucodonosor pourrait efficacement contribuer à relever ce théâtre si cruellement déchu. Je dirai plus, la place de Verdi est marquée en France, son avenir est parmi nous. Ici du moins on saura lui tenir compte de son grand art, de ses industrieuses veilles, de ses tentatives éclectiques, toutes choses dont les Italiens font peu de cas, et qui, du reste, ne vont pas le moins du monde au besoins de leur dilettantisme, uniquement altéré d’eau claire. A la tache qu’il paraît vouloir s’imposer pour tenir tête bon gré, mal gré, au système musical ayant cours de l’autre côté des Alpes, son génie finirait tôt ou tard par succomber en pure perte. Produire trois ou quatre opéras par année nous semble une œuvre au-dessus des forces d’un musicien qui prétend substituer le travail et le recueillement à l’improvisation ; et cette œuvre, en admettant qu’il parvienne à l’accomplir, le moment arrivera, sans aucun doute, où le maestro sentira le besoin d’entrer en communication directe avec un public plus sympathique à la nature de son inspiration. L’inspiration élevée, les tendances sérieuses de la muse de Verdi, à mesure qu’elles commenceront à s’accentuer davantage, ne peuvent que lui attirer la froideur et le dédain de tous ces amateurs de cabalettes. On raconte même qu’un peu de mésintelligence aurait déjà éclaté à propos de la Giovanna d’Arc. Quelle idée aussi d’aller écrire pour la Scala une scène avec chœurs d’anges et de démons, une scène où la voix de Jeanne d’Arc en extase concerte avec les voix du ciel et de l’enfer ! On dit la musique fort belle ; mais en conscience un public milanais peut-il admirer de pareilles choses, lui qui n’a jamais