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maîtres qui savent vous impressionner jusqu’à l’enthousiasme là où vous eussiez cru la source des émotions épuisée. L’an passé, nous nous trouvions à Londres pendant que Moriani chantait au Queen’s-Theater les principaux rôles de son répertoire, et nous avouerons que l’effet qu’il produisit sur nous, à cette époque, répondit en tout point à l’immense réputation dont ce virtuose jouit en Italie. Voici à peu près en quels termes nous rendîmes compte alors de nos impressions dans cette Revue même. « Nous voudrions pouvoir donner en passant une idée de l’art inoui avec lequel Moriani compose le finale de la Lucia ; il trouve là des sons sourds et étouffés qu’eût enviés Rubini, et nous ne croyons pas que le grand artiste qui fut pendant dix ans l’honneur de notre compagnie italienne nous ait jamais rien fait entendre de plus beau que la phrase suivante telle que Moriani la dit ou plutôt la déclame :

Mai non passavi, ô barbara,
Del tuo consorte al lato, — ah !
Rispetta al men le ceneri… etc.

Du reste, la manière dont Moriani compose le finale de la Lucia indique chez ce virtuose une intelligence profonde du style dramatique, un sens merveilleux de l’expression musicale en ce qu’elle comporte de vraiment élevé, un Allemand dirait de transcendantal. Tant que la femme aimée respire encore, la passion qu’exprime Moriani est toute terrestre, remplie de ces alternatives de douleur et de rage qui signalent les crises du cœur humain. Vers la fin, au contraire, c’est de l’extase ; la transfiguration que vient de subir Lucie a passé dans le chant, et vous comprenez qu’il ne s’agit plus désormais d’une femme, mais d’une ame : « la belil’alma inamorata ! » Moriani possède une voix de ténor solide et pleine qui, bien qu’un peu altérée, n’en conserve pas moins à certains momens dramatiques une irrésistible puissance ; mais, comme chez tous les grands chanteurs, ce n’est pas seulement l’organe, c’est sa manière qu’il faut admirer. Qu’on se figure ce qu’il y a au monde de plus pur, de plus large, de plus franc, un spianato poussé aux extrêmes limites du genre, et avec cela un art singulier de rendre les nuances. Rien ne saurait se comparer à la façon qu’il a de réciter une phrase à mi-voix, sotto voce. C’est une sorte de crépuscule vocal, d’accent nocturne, quelque chose de velouté, de mystérieux comme le vol d’oiseau de nuit, et dont il a seul le secret. Je citerai pour exemple les quelques mesures du dialogue d’entrée qui précède le charmant duo des fiançailles au premier acte, et surtout au second cette phrase d’une si douloureuse expression qu’il adresse à Lucia, lorsque, survenant au milieu du finale, Rawenswood s’empare de l’odieux contrat et, le froissant entre ses mains, demande à la jeune fille éperdue si c’est bien elle qui a pu tracer son nom au bas d’un pareil acte : Son tui chiffre ? Impossible de mettre plus d’émotion et de pathétique dans son accent. Anxiétés, troubles, alternatives de joie et de misère,