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peut-être, et avec la meilleure volonté du monde, il n’y a pas moyen de n’être point ici frappé de ce choc d’élémens inconciliables et d’un désaccord qui crie. J’ai pensé qu’on en saisirait la cause profonde dans le tableau de cette singulière jeunesse et de ces premières années qui se dévoilaient soudainement à nous : de là mon analyse[1].

Quand on traite le portrait d’un pur homme de lettres, d’un romancier comme Charles Nodier par exemple, qui n’était pas sans de certaines ressemblances de sensibilité avec Benjamin Contant, je conçois de l’indulgence. Que si l’on a affaire à un homme politique, à l’un de ceux qui ont professé hautement, la science sociale, et qui, de leur vivant, ont joui tant bien que mal des honneurs et du renom de grand citoyen, oh ! alors on se sent porté à plus de rigueur d’examen. Aux hommes vraiment politiques, à ceux qui auraient gardé quelque chose du grand art de conduire et de gouverner les autres, il serait par trop simple et peut-être injuste de demander l’exacte moralité du particulier : ils ont la leur aussi, réglée sur la grandeur et l’utilité de l’ensemble ; mais à tous ceux qui prétendent encore à ce titre d’hommes politiques, ne fussent-ils toute leur vie que des hommes d’opposition, on a droit de demander du sérieux, et c’est là le côté faible, qui saute aux yeux d’abord, dans la considération du rôle de Benjamin Constant : une trop grande moitié y parodiait l’autre.

Au reste, il ne s’agit point, dans tout ceci, de blâmer ou de louer ; je suis moins disposé et moins autorisé que personne à ce genre de morale qui condamne, je crois très suffisant pour mon compte de me tenir à celle qui observe et qui montre. Pline le jeune a écrit une très belle lettre[2] sur l’indulgence qui n’est qu’une partie de la justice, et il cite un mot habituel de Thraséas, ce personnage à la fois le plus austère, dit-il, et le plus humain : Qui vitia odit, homines odit, voulant faire entendre que pas un de nous n’est hors de cause, et que la sévérité qu’on témoigne contre les défauts passe trop aisément à la haine même des hommes. Loin de moi de haïr Benjamin Constant ! je craindrais bien plutôt, en relisant ses défauts dans Adolphe, de les aimer. Et, pour prouver que je n’ai aucun parti pris après non plus qu’avant, je veux

  1. Ce genre d’explication rentre tout-à-fait dans l’opinion de Fauriel telle que je l’ai trouvée exprimée dans ses papiers ; celui-ci comparait Benjamin Constant à La Rochefoucauld en un sens : il attribuait le manque de principes qu’on lui voyait, et ce mépris des hommes qui s’affichait jusqu’à travers son républicanisme d’alors, au premier monde dans lequel il avait vécu.
  2. Liv. VIII, 22.