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pratiqué bien réellement à travers la vie. Une conséquence de ce capricieux et subtil détournement de la sensibilité dans la jeunesse, c’est de produire, jusque dans un âge assez avancé, des retours simulés, des chaleurs factices, des excitations énervées : on dirait par momens que l’orage de la passion se retrouve et s’amasse tel qu’il n’a jamais été aux années les plus belles, et que le vrai tonnerre, la foudre divine enfin, va éclater. Mais, prenez garde, ce n’est qu’un réseau superficiel qui fait illusion, une forte crise nerveuse sous le nuage, ce ne sont que des soubresauts galvaniques à la suite desquels il ne restera que plus de fatigue et de néant. On accuse la fatalité, on voit à chaque coup le destin marqué dans les phases successives d’une vie qui revient opiniâtrement se briser aux mêmes écueils. Cette fatalité en effet existe, elle est écrite désormais dans nos entrailles, dans la trame même et la substance entière de notre être, dans tout ce qui en ressort d’habitudes violentes sans cesse irritées, qui sont devenues leur propre aiguillon, et qui n’ont plus qu’à se réveiller d’elles-mêmes. La raison, éclairée par l’expérience, avertie par les revers, a beau dire, elle a beau faire l’éloquente et la souveraine à de certains momens solennels, elle n’a plus à ses ordres la volonté. Au moment où elle se croyait remise en possession, la voilà jouée sous main par les plus aveugles mouvemens ; et il ne lui reste alors d’autre ressource, pour se venger des tours qu’on lui joue chez elle et des affronts journaliers qu’elle subit, que de s’en railler et de se railler de tout, avec légèreté et bonne grace, s’il se peut, avec un sourire d’ironie universelle : triste rôle, qui fut celui que l’histoire attribue à ce Gaston d’Orléans, à la fois spectateur, complice et fin railleur de toutes les intrigues qui se brisaient et se renouaient sans cesse autour de lui. La raison en est réduite à ce rôle de Gaston en bien des ames.

Ce ne fut là que l’un des côtés de la raison supérieure de Benjamin Constant, mais ce côté est hors de doute ; sa conversation s’y tournait le plus volontiers. Dès qu’il avait à expliquer quelque circonstance embarrassante et un peu humiliante de son passé, les cent-jours, cette folie la plus irréparable des siennes et qui faussa toute sa fin de carrière, les motifs qui, la veille encore, le poussaient, la burlesque tergiversation qui avait suivi, ou même lorsqu’il touchait quelques souvenirs plus anciens de sa vie romanesque et des scènes orageuses qui avaient fait bruit, sa raison toute honteuse prenait les devans, et il s’en tirait à force d’esprit, de verve à ses dépens, de moquerie fine : le genre humain à son tour n’y perdait rien. Que de folles anecdotes alors ! quelle