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M. le duc d’Isly, dont nous mettons très haut les services et les talens militaires. M. le maréchal Bugeaud s’est élevé et a grandi avec le gouvernement de 1830 ; il a eu l’insigne bonheur de conquérir une illustration guerrière dans une époque pacifique, et il a mérité cette fortune par de grandes qualités. À la fois ardent et expérimenté, audacieux et prudent, exigeant beaucoup du soldat tout en sachant s’en faire beaucoup aimer, il a su conquérir en Afrique un véritable ascendant. Les Arabes redoutent au plus haut point, et, quand ils le savent quelque part, ils disent que là où est la tête blanche il n’y a rien à tenter ni à faire contre nous. L’armée, et on sait si une armée française est bon juge de ceux qui la mènent, l’armée d’Afrique marche avec joie et confiance sous les ordres du duc d’Isly ; nos généraux ont pour lui non-seulement l’obéissance due au grade, mais une déférence sincère pour son incontestable capacité. Pourquoi faut-il que tant de qualités soient quelquefois obscurcies et compromises par une impétuosité, une indiscrétion de langage, qui ne conviennent pas à la dignité du commandement ? D’ailleurs, M. le duc d’Isly, si haut qu’il soit placé, a des supérieurs hiérarchiques ; ce sont les ministres du roi. Homme d’ordre et de gouvernement au plus haut degré, comment parfois donne-t-il à croire par ses paroles, par des confidences bien mal placées, qu’il méconnaît les principes de hiérarchie, sans lesquels il n’y a pas de gouvernement possible ? M. le maréchal Bugeaud croit avoir à se plaindre du ministère ; mais n’était-il pas suffisamment vengé par la nécessité où se trouve le cabinet de le renvoyer en Afrique et de lui rendre la conduite de l’armée, le gouvernement de la régence ? Devait-il se donner la satisfaction puérile de lancer en partant au ministère un trait qui devait le blesser lui-même en compromettant la gravité de son caractère ? Au surplus, le maréchal a senti sa faute, car on assure qu’il a écrit de Marseille au ministère pour s’étonner et se plaindre de l’étourderie de son préfet. Il faut convenir que l’étourderie a été faite en partie double. D’ailleurs, malgré les regrets exprimés par M. Bugeaud sur la publicité qu’a reçue sa lettre à M. de Marcillac, bien des gens s’obstineront à croire que cette publicité ne l’a ni beaucoup surpris ni beaucoup affligé.

Cependant le cabinet est obligé de se contenter de cette espèce d’explication, d’excuse que lui envoie M. le maréchal Bugeaud avant de s’embarquer. On a dit qu’aussitôt après l’apparition de la lettre de M. Bugeaud dans le Conservateur de la Dordogne, le ministère eût dû destituer le maréchal de son gouvernement, d’Afrique. Ceux qui ont parlé ainsi avaient dans la tête un certain idéal de ministère et de gouvernement que le cabinet actuel réalise peu M. le maréchal Bugeaud ne pouvait être révoqué que par une administration d’une rare énergie, qui n’eût pas reculé devant la responsabilité d’un grand acte. Quelques amis du cabinet regrettent que M. le ministre des affaires étrangères n’ait pas plus le sentiment de sa force, et ils craignent qu’en rouvrant la carrière au maréchal Bugeaud, le cabinet n’aboutisse qu’à le rendre plus exigeant et à le grandir encore contre lui-même. Ces