Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/324

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

souvient d’avoir rencontré dans un établissement particulier un aliéné qui s’imaginait être roi. Cette erreur était fondée sur une hallucination de la vue. Notre pauvre malade se figurait assister tous les soirs, dans son château, à une cérémonie durant laquelle tous ses sujets venaient, l’un après l’autre, lui baiser la main. Il avait été, pour cette orgueilleuse erreur, sévèrement purgé, saigné et médicamenté. A peine pouvait-il se tenir debout durant la visite du médecin, car deux larges vésicatoires avaient mis à nu la partie la plus sensible des jambes. On menaçait de lui poser un troisième vésicatoire sur le bras. — Eh ! mon Dieu ! s’écria le malade avec un accent de raison qui nous frappa, quand vous me couvririez de plaies vives, m’empêcherez-vous de voir ce que je vois ? Un vésicatoire de plus ou de moins sur le bras ne changera rien à mes idées ; ce sont ces idées qu’il faut combattre, si vous les trouvez fausses. Autrement, vous me faites mal, et voilà tout. Cela ne prouve rien de me martyriser comme vous faites. Dites-moi donc au moins que je me trompe, et trouvez un moyen de me le montrer. – Je me demandai intérieurement lequel de ces deux hommes était le médecin et lequel était le fou.

La médecine, entraînée par Gall, par Broussais et par Georget sur la trace du matérialisme, en était là, quand un homme d’une volonté ferme, opiniâtre, d’une conviction inébranlable, d’une perspicacité de tact singulière, annonça qu’il allait guérir les hallucinations sans saignées, sans purgatifs, sans moxas, rien que par l’emploi d’un traitement moral, c’est-à-dire par les idées et les passions. Il y eut émeute. M. Leuret fut déclaré digne de prendre la place de ses malades. Des attaques d’une violence inouïe fondirent comme la grêle sur ce médecin orgueilleux qui voulait redresser par le raisonnement les idées contrefaites et les sentimens déviés. Cependant les guérisons vinrent, les opinions se calmèrent, et nous vîmes tomber une à une les armes par lesquelles on s’efforçait de le combattre. C’est qu’en effet ce médecin philosophe avait entre les mains un levier d’une puissance énorme et trop long-temps méconnue. Nous ne parlerons pas ici des moyens dont M. Leuret s’est servi avec éclat pour frapper les malades d’une terreur bienfaisante, et les réduire, en quelque sorte, de vive force à la raison. On a trop abusé de cette louange perfide ; on a trop souvent représenté M. Leuret comme un génie sombre et dur, dont la main tient sans cesse la douche suspendue sur la tête effarée des malades. Il est vrai que le médecin de Bicêtre a plusieurs fois déployé une violence préférable, selon nous, à cette fausse et cruelle miséricorde qui entretient les malades dans leur funeste état ; mais