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lui-même. Il savait bien que lorsqu’arriverait pour Napoléon le moment des fautes, et pour l’historien le devoir du blâme, il ne faillirait pas à sa tâche. Quand le consulat à vie fait place à l’empire, cette métamorphose est sévèrement blâmée par l’historien, qui, dans le cinquième volume, a consacré quelques pages graves et profondes à l’appréciation de cette transformation nouvelle. Ce jugement porté, M. Thiers reprend son récit, et nous fait assister aux pompes du sacre, à la création des institutions de l’empire, comme si l’empire devait durer toujours. N’est-ce pas le rôle de l’historien ?

Un écrivain moins expérimenté que M. Thiers n’aurait pas résisté à la tentation de tracer un ou plusieurs portraits de Napoléon, comme cela se pratique d’ordinaire pour les personnages historiques ; mais comment peindre définitivement, au milieu de sa carrière, un homme dont la nature est aussi mobile que puissante et qui procède par saillies imprévues ? M. Thiers s’y prend mieux. Dans son histoire, Napoléon agit, se meut, parle ; l’écrivain ne le peint pas, il le donne vivant. C’est le plus grand des hommes, mais sa grandeur n’ôte rien à la réalité. Il est sous nos yeux, avec ses passions, avec sa foudroyante impétuosité, avec cette fécondité inépuisable de plans et de vues qui excite la fois l’admiration et des craintes pour l’avenir. Au point où M. Thiers a conduit son histoire, on tremble déjà que Napoléon ne devienne un jour la tragique victime de lui-même, et cette appréhension n’émeut pas médiocrement le lecteur.

Nous avions grand besoin d’un Napoléon réel, surtout si l’on songe à toutes les fausses images qu’en a successivement données depuis trente ans l’esprit de parti et de système. Sans parler des jugemens dictés par une haine allant jusqu’au délire ou par un enthousiasme sans contrepoids, sans parler aussi des sévérités injustes dont ne se firent pas faute quelques personnes éminentes qui avaient à se plaindre de l’empereur, comme Benjamin Constant et Mme de Staël, il faut aujourd’hui, au nom du bon sens, défendre la mémoire et le génie de Napoléon contre les hallucinations d’une petite secte à laquelle un écrivain qui, dans sa langue, est, à ce qu’il parait, un poète de génie, prête malheureusement l’autorité de son nom. S’il faut en croire M. Adam Mickiewicz et ses adeptes, Napoléon a été sur la terre le continuateur de Jésus-Christ, c’est le magistrat du Verbe ; Napoléon portait dans son esprit tout le passé du christianisme, et le réalisait dans sa personne : puissant par la parole comme saint Pierre ou saint Paul, simple et austère dans sa vie comme l’étaient les abbés de l’église primitive, majestueux comme un évêque du moyen-âge. N’oublions