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ce sont des volées de caïques qui fendent les flots, des nuées d’alcyons qui les rasent. Des navires par centaines sont à l’ancre auprès des maisons ; d’autres, arrivant à pleines voiles, courent des bordées et virent de bord au moment où leurs vergues s’engagent dans les arbres fleuris du rivage. Parfois passe une brise folle qui ride tout à coup les eaux, soulève les caïques, balance les navires, fait frissonner les pavillons, agite la verdure et jette des flots d’écume sur les escaliers des maisons. Au-dessus de ce paysage si calme, où tout est joie, bonheur et sérénité, s’étend, pour dernière merveille, un grand ciel embrasé dont l’azur se fond dans les teintes chaudes de la lumière. Voilà ce Bosphore que tous les poètes ont chanté et que les descriptions ne feront jamais connaître. — Si magnifique que soit ce panorama quand le soleil le revêt d’or et convertit en palais la moindre chaumière, il est une heure où il semble plus merveilleux encore ; c’est lorsque par une de ces tièdes nuits de l’Orient votre caïque glisse silencieusement entre les deux rives silencieuses. On entrevoit vaguement dans l’ombre cette grande ville muette, ces maisons éternellement closes qui renferment tant de destinées inconnues, tant d’existences mystérieuses. Alors le voyageur, inspiré par ce calme, suit les rêves les plus fantastiques et enfante des romans sans fin. Parfois, devançant les jours et anticipant les jouissances de l’avenir, il reporte dans le souvenir le moment actuel, et songe avec quel bonheur il se rappellera quelque soir ces beaux lieux qui l’entourent et ces heures de jeunesse qui s’écoulent.

Pendant un assez long séjour à Constantinople, je passai ainsi presque toutes mes soirées ; mais, après les longs mois de voyage, le moment vient où l’admiration s’épuise, où l’imagination se rassasie. Constantinople même, malgré toutes ses merveilles, n’a pas le don de remplacer la patrie, et l’on ne trouve pas sur les rives du Bosphore cette plante de l’oubli dont parle Homère. Un beau jour je me sentis las de cette vie errante et de ces plaisirs des yeux auxquels l’ame attristée ne prenait plus part. Sans attendre, je dis à l’Orient un adieu solennel, et songeai au retour. Pour revenir en France, trois routes s’offraient à moi ; je choisis la voie du Danube.


Alexis de Valon.