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voix se confondent en un long et continu bourdonnement. Considéré dans son ensemble, ce spectacle provoque l’étonnement plutôt que l’admiration ; examiné dans ses détails, il présente une infinité de scènes originales et de tableaux pleins de caractère. Ici, c’est un musicien ambulant qui chante à son auditoire accroupi une de ces ballades sans fin dont les Turcs ne se lassent jamais ; là une société d’amis dîne en public et se régale d’une corbeille de concombres verts[1]. Dans ce harem qui passe, ne trouvez-vous pas matière à rêver tout un jour ? Un de ces fantômes blancs n’a-t-il pas fixé sur vous un de ces rapides regards qui font tressaillir ? Il est fort rare, à vrai dire, que de pareils coups d’œil réveillent dans l’imagination du voyageur des projets aventureux. Les femmes turques marchent d’ordinaire les yeux baissés et subissent en apparence, avec beaucoup de résignation, leur sort, qui du reste est moins triste qu’on ne pense. Sans doute elles occupent dans la société un rang secondaire, mais, élevées dans l’ignorance la plus complète, elles n’ont aucunement conscience de leur dégradation et supportent d’autant plus facilement leur existence, que, n’ayant point de terme de comparaison, elles n’en conçoivent pas une plus heureuse. Elles sont traitées par leurs maîtres avec la plus grande douceur, et n’ont pas à souffrir, comme on le croit, de leurs caprices et de leur brutalité. Quoi qu’on ait dit dans ces derniers temps, on persiste en Europe à se représenter le Turc comme un heureux mortel entouré sans cesse d’un essaim de volupté odalisques auxquelles il jette à son gré le mouchoir. C’est une singulière erreur que de prendre pour des sultans tous les sujets de l’empire. Il y a à Constantinople à peine quelques Turcs qui s’autorisent de la loi pour avoir deux ou trois femmes ; encore les logent-ils

  1. Les concombres verts et crus composent presque exclusivement, en été, la nourriture des Turcs. Ce goût était partagé, comme on le sait, par le sultan Mahomet II. Le farouche vainqueur de Constantin, dont la face basanée faisait trembler tout l’Orient, aimait à s’adonner, entre deux crimes, aux joies innocentes du jardinage. Il cultivait lui-même ses concombres dans les jardins du sérail. S’étant un jour aperçu que le nombre de ses légumes favoris avait diminué pendant la nuit, il déclara au bostandji-bachi (jardinier en chef) qu’il lui couperait lui-même la tête si pareille chose se renouvelait. Le lendemain, trois concombres manquaient encore. Le bostandji, désespéré, accusa les pages de sa hautesse. On fit comparaître les malheureux icoglans ; le sultan, n’ayant pu tirer d’eux l’aveu de leur crime, s’y prit, pour savoir la vérité, d’une autre manière : il les fit éventrer. Les six premiers furent déclarés innocens ; mais l’autopsie du septième révéla le coupable. A dater de cette époque, l’entrée des jardins du sérail fut pendant long-temps interdite aux icoglans.