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poursuivre le parallèle sur un autre terrain en voyant s’élever impudemment, au milieu des maisons détruites des ambassadeurs[1], l’imposant palais d’empereur que le czar fait construire à Péra, par anticipation. Pendant l’été, le salon de M. L…, drogman de notre ambassade, est le seul qui soit ouvert à Constantinople. Quelques Européens, retenus à la ville par leurs affaires politiques ou commerciales, s’y réunissent le soir, et les Français y trouvent une aimable compatriote et le plus gracieux accueil. On se tromperait fort si l’on pensait que l’éloignement ou l’influence du pays donnent à ces réunions un caractère étranger. Dans un salon de Constantinople, il n’est d’oriental que les longues pipes dont les dames autorisent l’usage, et, sauf la fumée du latakié, on pourrait se croire dans une maison de la Chaussée-d’Antin. La navigation régulière des paquebots français et autrichiens a fait de l’Orient un faubourg de l’Europe. Chaque semaine, à jour fixe, on reçoit, non-seulement dans les principaux ports de Grèce et de Turquie, des journaux et des lettres de tous les coins du monde, mais on y apprend encore par les officiers des bâtimens ou par les passagers, les nouvelles les plus détaillées, les plus mystérieuses chroniques des salons de Londres, de Naples, de Vienne et de Paris. Les sociétés oisives de Constantinople, d’Athènes et de Smyrne s’alimentent uniquement de ces caquetages dont les voyageurs font entre eux un perpétuel échange, et qui, à Syra, à Malte, à Trieste, passent avec les marchandises d’un bord à l’autre. Les dames surtout attachent le plus grand prix à ces relations occultes avec un monde qu’elles ne connaissent guère, et rien n’est plaisant comme d’entendre disserter, en Asie, sur l’enlèvement de Mme  ***, sur le mariage de Mlle  ***, ou sur les chances de succès du prochain opéra. Tout en s’occupant des nouvelles exotiques, on ne néglige pas non plus les histoires indigènes. Dans le Levant, tout le monde se connaît, les sociétés de Constantinople, de Smyrne, d’Athènes et d’Alexandrie ne forment qu’une seule société. Si l’on ne s’est jamais vu, on a mille fois entendu parler les uns des autres. On sait par cœur le caractère, les liaisons et jusqu’aux habitudes de chacun ; en un mot, on cause, à Péra, des salons d’Athènes, comme, dans le faubourg Saint-Germain, des réunions de la Chaussée-d’Antin, et il est inutile de chercher, à Constantinople, d’autres délassemens. A la vérité, en 1839, un Italien nommé Gaetano Mele fit construire, à Péra, sur l’autorisation de

  1. Le palais de l’ambassade de France n’était pas achevés à l’époque où je visitais Constantinople.