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se fit entendre. C’était le nègre. En m’apercevant, il se prit à pousser des cris sauvages. N’ayant aucune envie de lutter avec lui, je remontai sur le pont en toute hâte. Je n’étais pas au bout de mes peines ; l’esclave furieux me suivait, et déjà il racontait à son maître, en me désignant, l’attentat dont je venais de me rendre coupable. Deux vieux Turcs se levèrent aussitôt en me lançant des regards furibonds ; l’un d’eux porta la main sur son cangiar, et prononça d’une voix étouffée par la colère le fameux mot giaour ! Quant au jeune Arabe, la parité de nos âges le rendit plus indulgent ; il se contenta de sourire en me regardant, après quoi, pour que semblable tentative ne fût pas renouvelée, il descendit dans la chambre de ses femmes et n’en sortit plus. Je ne le revis pas, et n’ai jamais su quel était ce musulman si beau et si peu fanatique.

Devant nous s’élargissait peu à peu le détroit dans lequel nous avions navigué tout le jour ; les deux rives en s’éloignant se couvraient des teintes de l’opale, le navire commençait à rouler dans les lames : nous entrions dans la mer de Marmara. Au coucher du soleil, les musulmans dont le pont était couvert, et qui, avec leurs turbans de toutes formes, leurs pelisses de toutes couleurs, leurs armes élégantes et leurs tapis éclatans, formaient sur l’avant la scène la plus orientale qui se pût voir, se réunirent par groupes, et tantôt debout, tantôt agenouillés, tantôt baisant la terre, ils firent religieusement la prière du soir. Leurs physionomies étaient profondément pieuses, et ils semblaient s’inquiéter fort peu des sourires assez ridicules que provoquaient autour d’eux leurs attitudes. En ne respectant pas les usages des pays qu’ils parcourent, les voyageurs, on ne saurait le trop répéter, se déconsidèrent trop souvent eux-mêmes dans l’esprit des musulmans. Leurs railleries, sans nul doute, doivent être comptées parmi les causes de cette irritation religieuse que nous voyons se traduire chaque jour, en Turquie, par de cruelles représailles. Assurément rien n’était moins risible que le spectacle de ces hommes accomplissant leurs devoirs. Ce qu’il y avait là d’étrange, c’est que, sur ce bâtiment français, pas un chrétien peut-être ne songeait à prier Dieu, et que pas un mahométan n’omettait de le faire.

Le lendemain de grand matin, je me promenais sur le pont, observant l’un après l’autre tous les points de l’horizon, et songeant que le jour qui allait s’écouler daterait dans ma vie. Le soleil ne paraissait pas encore ; l’air, à cette heure crépusculaire, était frais et piquant ; sur la mer, blanchie, lourde, huileuse ; courait un léger brouillard que la brise déchirait et poussait par flocons devant elle. Autour de nous,