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silence cette grève déserte que chacun de nous, durant les longues années de collége, avait vue tant de fois en rêve pleine de bruits et de mouvement. N’était-ce pas une étrange chose que de glisser rapidement, en bateau à vapeur, en compagnie d’aimables voyageuses, sur cette mer paisible que nous nous étions toujours figurée couverte des vaisseaux d’Ulysse et d’Agamemnon ? En se rappelant quelques vers à demi oubliés de Virgile ou d’Homère, en prononçant, pour la première fois depuis des années, les noms autrefois si familiers des lieux qui nous entouraient, chacun de nous réveillait en lui quelque réminiscence de jeunesse ou le souvenir d’un ami depuis long-temps perdu de vue. Déjà le rivage s’effaçait à l’horizon, et quand eut disparu à mes yeux cette petite vallée dont la poésie a rendu le nom immortel, je doutai de ce que je venais de voir. Il me sembla que j’avais été le jouet d’une vision.

À midi, nous entrions dans les Dardanelles, beau fleuve bleu, calme comme la Loire, encaissé entre deux rives verdoyantes, et, quelques heures plus tard, on jetait l’ancre entre Abydos et Sestos, devant une petite ville blanche et peu remarquable. Sestos et Abydos, qui ne seraient guère célèbres sans l’entreprise qui coûta la vie à Léandre, et à lord Byron un violent accès de fièvre, sont deux hameaux qui, ainsi que la plupart des villages de Turquie, n’offrent en aucune façon ce qu’on est convenu d’appeler le caractère oriental. C’est un assemblage de maisons roses dont les grands toits rouges, entrevus à travers la verdure et les fleurs, font penser à ces bourgades chinoises qu’ont décrites quelques voyageurs. À son arrivée, le Rhamsès avait été subitement entouré d’une multitude de caïques remplis de Turcs à longues barbes, de femmes voilées et de paquets de toutes les couleurs. C’était sur le pont un effroyable vacarme, les matelots juraient, les femmes criaient, les portefaix se battaient ; enfin, tout se rangea, s’entassa, et cent quatre-vingt-six nouveaux passagers musulmans montèrent sur notre paquebot. Parmi les embarcations amarrées le long du bord, il y en avait une beaucoup plus richement chargée que toutes les autres ; le voyageur auquel elle semblait appartenir était un jeune Arabe, qui, debout sur un monceau de ballots, dominait de plusieurs pieds les rameurs de son caïque. Ses vêtemens blancs faisaient ressortir la couleur basanée de son teint, et un manteau de laine noire brodé d’or, jeté pittoresquement sur son épaule, attirait forcément les regards. Je n’ai de ma vie vu une tête plus belle, plus énergique que celle de ce jeune homme. Ses grands yeux noirs étaient pleins d’intelligence, de douceur, et il y avait dans