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aux étrangers une foule de droits, comme celui de faire le commerce de détail, de vendre et d’acheter des terres, etc., ils sont complètement assimilés à Buenos-Ayres comme à Montévidéo aux naturels du pays. Au lieu de les repousser, on les attire, on les emploie volontiers, on leur procure comme à l’envi les moyens de vivre et de faire fortune. Si avant la guerre il y avait plus d’étrangers et notamment de Français à Montévidéo qu’à Buenos-Ayres, aujourd’hui c’est l’inverse qui a lieu. Les trois quarts des étrangers, Français ou Anglais, qui habitaient l’État Oriental, se sont réfugiés de l’autre côté de la Plata, et vivent paisiblement sous les lois de ce fantasque et sanguinaire dictateur, qui les aurait déjà fait tous mettre à mort, s’il était tel qu’on le représente.

Nous ne croyons donc pas que la première chose à faire pour la France et l’Angleterre soit de renverser Rosas. Ce ne serait pas d’ailleurs aussi aisé qu’on veut bien le dire. Rosas a résisté en 1838 et 1839 au blocus de l’escadre française, appuyée sur terre par l’armée orientale de Rivera, l’armée argentine de Lavalle et les troupes coalisées de plusieurs provinces de l’intérieur soulevées contre lui. Aujourd’hui, il est vrai, la France et l’Angleterre marchent d’accord, et, si ces deux puissances le veulent bien, elles peuvent emporter d’assaut Buenos-Ayres par un débarquement. Sans doute, mais il faut que ces deux puissances le veuillent bien, c’est-à-dire qu’elles y emploient toutes leurs forces, qu’elles n’y épargnent ni les bâtimens, ni les troupes, ni enfin l’argent. Le feront-elles ? Nous ne le croyons pas. Tout le monde comprend que l’effort ne serait pas proportionné avec le but.

Qu’arriverait-il d’ailleurs, si le débarquement avait lieu et se terminait par la prise de la ville ? On croit peut-être que tout serait fini ; on se trompe. Le point d’appui de Rosas n’est pas dans la ville, il est dans la campagne. Chassé de Buenos-Ayres, Rosas se réfugierait dans ces plaines immenses, où il a passé la première partie de sa vie, parmi ces populations à demi sauvages dont il est le roi. Nouvel Abd-el-Kader à la tête de nouveaux nomades, il serait insaisissable comme son modèle africain, et il entourerait Buenos-Ayres d’un blocus qui, pour avoir quelquefois vingt, trente, cinquante lieues de rayon, n’en serait pas moins formidable. Tout ce qui sert à alimenter cette grande ville lui vient de la campagne ; sans la campagne, Buenos-Ayres ne peut pas vivre. Or, rien n’est plus facile à un chef de partisans que de brûler les estancias isolées à plusieurs lieues de distance les unes des autres, au milieu des Pampas ; et de détourner les immenses troupeaux de bœufs et de chevaux qui sont la seule richesse du pays. Rosas est déjà un bien grand homme aux yeux des farouches habitans de ces solitudes infinies ; il deviendrait bientôt une espèce d’idole, un dieu, si on le voyait battre la campagne avec une cavalerie d’une mobilité fantastique et affamer ces odieux étrangers emprisonnés dans Buenos-Ayres.

Sans doute, la France et l’Angleterre ne feront pas la faute de grandir elles-mêmes Rosas à ce point. L’une et l’autre de ces deux nations sait par expérience combien il est difficile de réduire Buenos-Ayres ; la France l’a ap-