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nête, quelles choses sont bien, quelles choses sont mal, ce qui est inutile, honteux, déshonnête ; la vertu est de mettre des bornes et une fin au besoin d’acquérir ; la vertu est de peser à sa vraie mesure la valeur des richesses ; la vertu est de rendre l’honneur qui est dû à ce qui est honorable, d’être l’adversaire public et l’ennemi privé de ce qui est méchant, hommes ou mœurs, d’être le défenseur, au contraire, de ce qui est bon, hommes ou mœurs, de glorifier ceux-ci, de leur vouloir du bien, d’être dans la vie leur ami ; enfin de mettre au premier rang, dans son cœur, les avantages de la patrie, au second ceux des parens, au troisième et dernier les nôtres.


Arrêtons-nous ; on ne saurait se séparer de Lucile sous une plus favorable impression. Il y a dans ce morceau des traits de grandeur qui le mettent à côté des plus belles pages de l’antiquité.

On a vu quel était le style du poète. Horace, qui traite Lucile absolument comme Boileau traitait ses devanciers du XVIe siècle, revient avec une insistance marquée sur sa négligence, sa précipitation, ses bigarrures gréco-latines, l’incorrecte dureté de sa forme ; tantôt il lui reproche « son vers raboteux et peu élaboré, » et « son bavardage, sa paresse d’écrire ; » tantôt il le compare à « un fleuve bourbeux où il y a à choisir ; » plus loin il l’accuse d’écrire « deux cents vers en une heure, et, comme on dit, au pied levé ; » ailleurs encore il assure que la prétention de Lucile était de « faire deux cents vers avant le dîner et autant après. » Il y a du vrai, mêlé de beaucoup d’amertume, dans ce jugement. Horace, du reste, convient lui-même que c’étaient les défauts du temps, et que, venu à une époque de vraie culture littéraire, l’auteur des Satires se serait bien des fois frappé la tête et rongé les ongles au vif, en alignant ses hexamètres. Je conviens que Lucile a bien des vices de détail : on peut lui reprocher, avec l’auteur de la Rhétorique à Herennius, certaines transpositions prétentieuses de mots, et aussi l’emploi affecté des diminutifs, le désordre inculte du langage, sa diffusion négligée. La pureté lumineuse de la diction, l’art dans le choix des termes, l’aménité du rhythme, la simplicité ornée, ce que Pétrone a si bien défini d’un mot : Horatii curiosa felicitas, toutes les qualités enfin des époques calmes et consommées lui manquent. Il n’échappe pas au goût peu sûr de son moment. La langue, il la prend de toute main, et on dirait volontiers de lui, à la façon de Montaigne : « Si le latin n’y suffit, que le grec y aille, et l’osque en plus, sans compter l’étrusque. » La langue latine, qui ne s’était encore montrée dans sa fleur de politesse que pour Térence, semble continuer, dans l’œuvre de Lucile, son travail intérieur d’épuration ; non-seulement on a l’or, on a en sus et pêle-mêle les scories.