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n’avait joué encore, si je ne me trompe, de tout le répertoire de Voltaire, que le seul rôle d’Aménaïde.

Dès son entrée, on a reconnu à sa marche, à son port, à la fierté de sa douleur, la fille du roi des rois : c’était bien Électre, cette sorte de Niobé virginale, telle que nous la fait rêver Sophocle, telle que Gérard l’aurait peinte. Cependant, malgré la poésie sévère de cette composition idéale, malgré la perfection plastique du geste et des poses, malgré l’éclat et la justesse du débit, on a pu craindre plusieurs fois que toute cette dépense d’art et de sentiment ne fût impuissante à ranimer une aussi laborieuse et languissante amplification. Il est vrai de dire que, dans cette première soirée, Mlle Rachel, comme en plusieurs occasions semblables, n’a employé qu’une partie de ses forces et montré plutôt l’esquisse que le tableau ; puis, on avait dû assister, avant Oreste, aux cinq actes du Misanthrope, applaudir une dernière fois Firmin dans Alceste. Ces préliminaires, on le conçoit, n’étaient que médiocrement propres à préparer nos imaginations aux infortunes des Atrides. Les soirées suivantes ont surabondamment prouvé que Mlle Rachel n’avait pas trop présumé de son art et de sa puissance. La pâle et véhémente figure d’Électre est désormais acquise à son répertoire.

On a aujourd’hui quelque peine à comprendre que Voltaire, cet esprit si juste, ait pu croire, de bonne foi, que, pour avoir écarté de sa pièce les fades épisodes si malencontreusement jetés par Crébillon dans ce sujet terrible et les avoir remplacés par d’autres combinaisons d’une sentimentalité un peu vulgaire, plus digne peut-être de Diderot que de Sophocle, il avait fait dOreste une œuvre vraiment grecque, ayant le ton, la marche, la simplicité puissante d’un drame antique. Cette naïve conviction éclate partout, dans ses préfaces, dans ses dissertations, dans sa correspondance ; elle lui inspira, au milieu même de la première représentation, ce cri délirant : « Applaudissez, Athéniens ! c’est du Sophocle tout pur ! » La vérité pourtant, quoi qu’en disent Mlle Clairon et La Harpe, qui s’extasient à qui mieux mieux sur le parfum d’antiquité répandu dans tout l’ouvrage et sur la magie des couleurs locales, lesquelles nous transportent au milieu de la Grèce (ce qui prouve, par parenthèse, que ce n’est pas l’école nouvelle qui a inventé les couleurs locales), la vérité, dis-je, est que lOreste de Voltaire est une pièce toute française par les mœurs, par les sentimens, par les croyances. Pensez-vous, par exemple, qu’il soit bien conforme au génie grec d’appeler Agamemnon :

 Ce père vertueux, ce roi de tant de rois ?


L’usage continuel du mot nature, dont le dernier siècle a tant abusé, paraît aussi être assez peu dans l’esprit de l’antiquité :

Je chassai de mon cœur la nature outragée ;
Je tremble au nom d’un fils ; la nature est vengée.
 — Il veut, pour signaler son pouvoir oublié,
N’armer que la nature et la seule amitié…

Et bien d’autres.