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une fois en honnête homme, quoique tu manges tout ton bien pour une squille ou pour un gros esturgeon[1]. »


Qu’entendait Lélius par ce coenare bene, souper en honnête homme ? expression dont M. Corpet ne me parait pas avoir saisi la vraie nuance. Lélius, disciple des stoïciens Panaetius et Diogène, recherchait le bien avant tout, et ne mettait pas le vrai bonheur dans les plaisirs des sens ; pour lui, il n’y avait de bon dîner que celui où l’on satisfaisait avec frugalité aux besoins de la nature et où s’entremêlaient d’utiles, d’agréables causeries. Cela se trouve expliqué un peu plus loin : « Mets cuits à propos, bon assaisonnement ; puis de sages entretiens, et, si tu veux encore, de l’appétit. » Nous avons le programme des dîners de Lucile ; c’était le même que celui de Varron les jours où Cicéron le venait visiter dans sa ferme de Tusculum.

Tel était l’enseignement pratique du poète : Horace un jour s’inspirera de ces mœurs tempérées, de cette aménité de doctrines qui, fixées avec art sous les délicatesses de la diction, font encore le charme de ses vers. Mais que pouvait la poésie quand les lois, dans ce pays de juristes et de législateurs, étaient devenues impuissantes ? Il y avait long-temps, Lucile nous l’apprend lui-même, que la loi Fannia, qui avait fixé à cent as le maximum des frais d’un repas, était tombée en désuétude « Les cent méchans as de Fannius, » disait-on proverbialement en parlant d’un mauvis dîner. Quant à la défense qu’avait faite ce même règlement de manger des poules grasses, on s’en tirait par une subtilité d’avocat, en ne faisant engraisser que des coqs ; Pascal n’a pas trouvé cette distinction dans Escobar. Quelque temps avant la mort de Lucile, on porta un nouveau décret somptuaire[2] ; mais ce fut en vain : nous voyons, par les Satires elles-mêmes, que chacun prit plaisir à l’éluder par des subterfuges : legein vitemus Licini. La société païenne était sans frein ; rien ne pouvait l’arrêter sur cette fatale pente à la perversion.

  1. Le sage Lélius se souvenait ici de son Hésiode : « Insensés qui ne savent pas combien la moitié est préférable au tout, et ce qu’il y a de richesse dans la mauve et l’asphodèle. » (Trav. Et Jours, v. 41)
  2. La date incertaine de cette loi Licinia a donné lieu à vingt hypothèses, dont les moins vraisemblables peut-être appartenaient à l’auteur des Studia critica in Lucilium. Depuis M. Van Heusde, dans son Epistola ad Hermannum de Lucilio a produit de nouvelles conjectures qui pourraient être réfutées de même par des conjectures. Ce qu’il y a de sûr, c’est que la date de la loi Licinia varie de 644 à 637. Or, Lucile étant mort, d’après saint Jérôme, en 651, cette loi dont le poète parle avait dû paraître avant 651.